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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/584

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Semblait que l’Etat de Frédéric-Guillaume IV se fût évadé d’un passé où il paraissait enseveli et qu’il se dressât, comme un revenant, devant l’Etat de Guillaume 1er. Et Manteuffel déplorait qu’on fît campagne contre les deux cinquièmes des consciences, que l’on préparât des lois qui ravalaient les ecclésiastiques à n’être que des parias ; qu’on eût négligé de consulter les représentans des Eglises ; qu’on professât des maximes qui, prises au pied de la lettre, les contraindraient de se soumettre d’avance à toutes les lois futures, quelles qu’elles fussent. Et Manteuffel, lui aussi, sentait poindre une heure critique, et grossir un danger. Gouvernement des prêtres ou royauté, avait dit Bismarck. Prolétariat ou royauté, ripostait Manteuffel, qui pronostiquait que, dans la mesure où l’on asservirait l’Eglise, le désordre, la désobéissance, la déloyauté, la bestialité, iraient croissant.

Des bruits commençaient à courir, d’après lesquels l’Empereur travaillait secrètement contre les projets ; on constatait que Roon procurait des audiences à certaines députations qui Venaient se plaindre, et l’on insinuait que peut-être il retarderait le vote final. Roon protestait ; mais dans ses protestations mêmes, se glissait l’aveu, un peu déconcertant, que le ministère avait pu se tromper dans le choix de ses moyens et ne prétendait nullement être infaillible. Bien vite il se ressaisissait : « Il nous faut un vote, criait-il, il nous faut des armes. » Mais il avait assez parlé pour faire sentir que cette chasse au faucon pour laquelle, deux mois auparavant, il s’était si naïvement enthousiasmé, ne le satisfaisait peut-être plus aussi complètement.

L’opinion publique souffrait d’un certain « manque général de clarté et de vérité : » c’étaient les propres termes de ce Keyserling dont Bismarck, l’année précédente, songeait à faire un ministre des Cultes ; il espérait encore « qu’un sentier détourné pourrait ramener au droit chemin. » Hohenlohe, qui le 19 mars faisait visite à la Cour, constatait que l’Impératrice avait soif de paix. La princesse impériale aussi était mécontente. « On devrait seulement laisser agir l’éducation populaire, lui disait-elle ; cela rendrait les gens, d’eux-mêmes, indépendans de la hiérarchie. » Hohenlohe répondait que les ultramontains empêcheraient toute culture s’ils n’étaient pas réprimés. « Je compte sur l’intelligence du peuple, insistait la princesse ; c’est une grande force. — La sottise humaine en est une bien plus grande encore, ripostait Hohenlohe ; et nous devons en tenir compte,