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pour consoler ceux qui n’ont pas pu réussir dans le monde. C’est comme le De profundis que l’on chante pour les morts. »

— Ainsi, reprend la belle âme indignée, vous niez la vertu !

— Pardon, poursuit le monde, distinguons : les vertus domestiques, civiques, la probité, la bonne foi, le travail, les bonnes mœurs, la résignation à son sort, les vertus enfin qui contribuent à l’ordre de la société, je tiens tout cela en grand honneur. Mais l’enthousiasme, mais l’idéal ! Vanité, chimère !… Et cependant, puisque vous tenez au mot, je sais m’en servir comme vous ; mon idéal à moi, c’est de me bien porter ; le vôtre, que vous dites plus sublime, n’est pas autre chose que votre caractère que vous glorifiez. Voltaire a dit que si les triangles faisaient un Dieu, ils lui donneraient trois côtés. Adorez le Dieu qui vous ressemble, moi je porte mes hommages à la divinité de mon choix. D’ailleurs, ma chère enfant, vous êtes un peu isolée ici-bas ; moi je m’appelle Légion, et vous n’êtes pas de force à m’imposer votre idéal.

Et là-dessus, le monde retourne à ses affaires et à ses plaisirs.

La belle âme lève les yeux au ciel. Quelle ressource lui reste-t-il ? Le rêve, la solitude, la mort peut-être… Telle est l’histoire de Corinne, ou du moins le résumé général de son histoire. Mais entrons-y plus avant, car les détails ont ici leur valeur.

Corinne est une des variétés de la belle âme, qui a ses genres et ses espèces. Il y a d’abord la belle âme humanitaire qui veut absolument faire le bonheur du monde, mais le monde entend être heureux à sa façon. La belle âme humanitaire veut lui persuader par exemple que tout ira bien mieux quand les jouissances et les maux seront également répartis entre les hommes ; mais le monde lui répond que les inégalités lui conviennent. Chacun son goût.

Il y a ensuite la belle âme religieuse peinte par Goethe, dans un épisode de Wilhelm Meister intitulé : les Confessions d’une belle âme. Cette âme est née avec des aspirations profondes vers le ciel, avec le goût de la contemplation, de l’extase, il n’y a rien, ni dans les hommes, ni dans les choses, qui la satisfasse ; elle a la soif du divin, et elle a pénétré si avant dans cette communion mystérieuse avec la divinité qu’elle ne trouve point de mots pour exprimer ses sentimens et ses joies. Elle voudrait les répandre autour d’elle, elle voudrait associer à sa sublime dévotion ceux qu’elle aime, en les forçant de renoncer à la leur qui lui paraît