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grossière et imparfaite. Mais elle ne peut se faire entendre ; il ne lui reste qu’à s’enfermer en elle-même, à se distiller dans l’oraison. Plus grave encore est son malheur ! l’action lui est aussi impossible que la parole. Il y a des limites dans la vie qu’elle ne peut pas accepter ; car il n’y a pas une seule de nos actions où nous puissions faire passer notre moi tout entier ; et la belle âme religieuse ne voudrait agir qu’à la condition de se révéler tout entière, ne pouvant consentir à mutiler son idéal. Aussi renonce-t-elle à l’action, elle se retire de la vie, elle craint d’y souiller la blancheur immaculée de sa robe. Son existence n’est plus qu’un long soupir qui se perd dans le vide.

Et enfin il y a la belle âme esthétique. C’est celle-là qui s’appelle Corinne. Son âme d’artiste, de poète a le culte inné du beau, et elle veut mettre la beauté, l’art et la poésie dans la vie, faire de son existence un poème.

Corinne est la fille d’un seigneur anglais et d’une Italienne, mais par ses penchans, ses instincts naturels elle appartient à l’Italie, à la terre qui produisit Raphaël et le Tasse. Elle perd sa mère à l’âge de dix ans et elle reste jusqu’à quinze ans à Florence, sous la garde d’une tante ; ses talens extraordinaires se développent et mûrissent comme un fruit au soleil. Elle devient une artiste, un génie, une muse. Cependant son père s’est remarié et la rappelle auprès de lui, en Angleterre, dans une petite ville du Northumberland. Combien va souffrir cette muse, cette fille du Midi, sous le triste ciel et parmi les brouillards du Nord, dans une petite ville de province, au milieu d’une société étroite, bornée, plongée dans le positif de la vie et qui ne la comprendra pas, ne sympathisera sur aucun point avec elle ! Ecoutons-la décrire cette existence de province anglaise :

« Le matin, dit Corinne, j’allais me promener, il faisait un brouillard affreux. Je n’aperçus pas le soleil, qui du moins m’aurait rappelé ma patrie… Mon père me dit : « Ma chère enfant, ce n’est pas ici comme en Italie, les femmes n’ont pas d’autre vocation parmi nous que les devoirs domestiques ; les talens que vous avez vous désennuieront dans la solitude… Mais dans une petite ville comme celle-ci, tout ce qui attire l’attention excite l’envie, et vous ne trouveriez pas du tout à vous marier si l’on croyait que vous avez des goûts étrangers à nos mœurs… il ne faut pas lutter contre les usages du pays où l’on est établi ; l’on en souffre toujours ; car dans une ville aussi petite que celle