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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/691

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à soixante-dix ans la vie des premières sœurs, le manuscrit dont l’original, propriété de la bibliothèque de Bâle, exprime en langage mystique les règles de l’ordre, les lettres adressées par le savant dom Pitre au Père Lacordaire ; on ne s’attarde pas sans un trouble infini dans ce cloître mélancolique, sous les arcades gothiques trifoliées, aux roses dentelées, où grimpe le lierre, pleines d’ombre et de fraîcheur, autour desquelles s’ouvraient les cellules. De minces et délicates colonnes que le temps a couvertes de sa rouille, des dalles usées par les siècles, un silence où tombe la plainte monotone d’une fontaine, et emprisonné entre les toits de tuiles pâlies, le ciel si calme : avec quel enchantement la vie éteinte est aussitôt évoquée ! avec quel enchantement on imagine la régulière promenade quotidienne des visionnaires, de ces subtiliennes, comme on les appelait, parmi ces murs qui avaient des voix, sous les galeries et les arceaux imprégnés de murmures, de rayons, de parfums, de musique, et où le Christ apparaissait. Elles passent, lentes, les yeux inclinés, portant la robe blanche, une chape tannée, un voile noir. Ici, Elisabeth de Senheim a vu une grande lumière tandis qu’elle priait, et, quand elle se releva, elle pouvait, elle, la vieille ignorante, lire la Bible ; ici, Marguerite de Colmar a vu à la Pentecôte, tandis qu’elle chantait le Veni Creator, briller un feu céleste ; ici, Agnès de Herkenheim a été ravie en extase ; ici Gertrude de Reinfolden et Adélaïde d’Epfig ont reçu à leur lit de mort les exhortations d’un ange. Là s’élevait le Christ en bois peint, les bras et les jambes déchirés, la chair en lambeaux, les cheveux s’allongeant de chaque côté de la tête, lourds de sueur et de sang, les os et les muscles saillans sous la peau, tel que l’on peut le contempler encore dans l’appartement des demoiselles Mangold, héritières des dernières religieuses. Une humble sœur converse, sœur Agnès, ne pouvait se résoudre à le regarder, si vive était sa douleur des souffrances que le Christ avait endurées, et elle baissait son voile toutes les fois que ses pas la menaient devant lui. Le Provincial, au cours d’une visite, blâma sa faiblesse et lui ordonna de s’agenouiller, le voile levé, devant la croix ; elle obéit, un cri étouffé s’échappa de ses lèvres, et elle retomba. Elle était morte d’amour et de dévotion. Elle repose à l’endroit même où elle rendit le dernier soupir. Pour Gertrude de Herkenheim, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, les mille bruits de la nature semblaient