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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/814

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l’année même où Mme de Staël publiait Corinne, un philosophe allemand fit le premier la théorie de cette noble maladie ; laquelle s’acclimata si bien en Allemagne qu’on lui créa un nom et, avec ce nom, plusieurs dérivés, comme celui de Schönseligkeit qui signifie : la tendance à se considérer comme une belle âme et à se traiter en conséquence.

Il existe un second type né dans les mêmes circonstances, et qui a été peint au commencement du XIXe siècle, dans des romans qui ne risquent pas de mourir, parce qu’indépendamment du mérite de leurs auteurs, ils seront toujours intéressans à consulter en leur qualité de témoins parlans d’une importante époque de l’esprit humain. Ce dernier type, nous le nommerons l’égotiste, désignation qui a l’avantage de s’expliquer elle-même. Seulement, comme la belle âme, l’égotiste n’est un type nouveau que dans le sens particulier où nous avons pris le mot. L’égotisme serait de tous les temps, si on le confondait avec l’égoïsme ; car rien de plus éternel que l’égoïsme ! Mais l’égotisme n’est pas l’égoïsme. L’égoïsme est tout simplement un vice du cœur, l’égotisme est le résultat d’un tour particulier de l’esprit, produit ou développé par certaines circonstances.

L’égotiste peut n’être pas égoïste ; il peut être généreux, bienfaisant, charitable, mais il n’en sera pas moins un égotiste ; c’est-à-dire un être d’exception, qui a été jeté dans un autre moule que les Nombreux, qui a été pétri d’un autre limon ; et qui a le sentiment profond de ce qu’il y a en lui d’exceptionnel, qui, par suite, se sent destiné à l’isolement, incapable de lier un étroit commerce avec les hommes, lesquels ne peuvent sentir ni penser comme lui ; et qui leur dit, avec un orgueil superbe : Voilà ce que je suis, voilà ce que vous êtes ; que peut-il y avoir entre vous et moi ?

Remarquez à ce propos qu’il y a déjà un fond d’égotisme secret dans la belle âme, qui est aussi un être d’exception qui s’est fait un idéal à sa ressemblance. Et quand le monde lui dit : Si vous tenez tant à votre idéal, c’est qu’il vous ressemble ; le monde a raison. L’idéal de la belle âme, je le répète, c’est son propre caractère transfiguré, glorifié, entouré d’une auréole. Et on peut dire de la belle âme ce que Marivaux disait de certains prédicateurs : qu’ils se prêchent eux-mêmes en prêchant l’Évangile.

Regardez passer Corinne sur son char traîné par quatre chevaux blancs. Elle est vêtue comme la sibylle du Dominicain ; un