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acte insensé. Rien ne me pressait ; je ne fixai point le moment du départ, afin de savourer à longs traits les derniers momens de l’existence ; et de recueillir toutes mes forces, à l’exemple d’un ancien, pour sentir mon âme s’échapper. »

Cependant, ne soyons pas inquiets, René ne se tuera pas. Il goûte dans sa douleur une volupté orgueilleuse ; il se reconnaît en elle ; elle est grande, sublime comme lui. Il ne l’échangerait contre aucun des bonheurs que pourrait lui donner la terre. C’est une sorte de royauté douloureuse, une couronne d’épines qui sied à son front superbe. Il lui dit : Tu es la fille, l’enfant de mon cœur et j’ai mis en toi ma complaisance, Qui peut se vanter de souffrir ce que je souffre ? Et cet aigle auquel on a coupé les ailes, et qui mesure tristement du regard, du haut de sa retraite, l’immensité de l’espace où il ne peut s’envoler, cet aigle méprise l’oiseau de basse-cour qui ne connaît pas ses royales douleurs et qui vit heureux dans sa prison ou sur son fumier.

Et maintenant, pour voir l’égotisme sous un autre aspect, adressons-nous à un homme qui, moins sauvage que René, consente à vivre parmi la société des hommes et à recourir, pour remplir le vide de son cœur, à ce qui fait, pour la plupart des hommes, le plus grand charme de la vie, aux émotions de l’amour et de la passion. Un égotiste qui se décide à aimer ! Voilà ce que nous rencontrons dans l’Adolphe de Benjamin Constant.

Un égotiste qui se décide à aimer ! Cas singulier et qui d’avance me cause une certaine inquiétude. L’amour, l’amour parfait peut-il se passer d’un peu d’illusion ? Aime-t-on bien, aime-t-on avec tout son être, si l’on ne voit dans la femme aimée l’idéal incarné ? Et par malheur l’égotiste ne s’adonne guère aux illusions ; je le répète, il connaît la vie avant d’avoir vécu, et l’amour avant d’avoir aimé ; il sait comment finissent les aventures du cœur avant même d’en avoir essayé les commencemens. Un homme si clairvoyant, si peu disposé à se laisser tromper, et qui sait d’avance à quoi s’en tenir sur l’éternité de l’amour… Ah ! je plains la femme qu’aimera Adolphe Ellénore est son nom. Et je me doute bien que ce nom méritera d’être inscrit en tête du martyrologe de la passion.

Adolphe est un jeune homme accoutumé, en véritable égotiste, à renfermer en lui-même tout ce qu’il éprouve, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur lui pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, et jusqu’à la présence