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des autres, comme une gêne et comme un embarras. Il contracte l’habitude de ne jamais parler de ce qui l’occupe, de ne se soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui lui aide à cacher ses véritables pensées. Absence d’abandon, besoin âpre d’indépendance, grande impatience de tous les liens dont il est environné, terreur d’en contracter de nouveaux ; voilà le caractère d’Adolphe.

Il n’est à l’aise que lorsqu’il est seul ; en apercevant la figure humaine, son premier mouvement est de la fuir : « J’étais reconnaissant, dit Adolphe, de l’obligeance qu’on me témoignait, mais tantôt ma timidité m’empêchait d’en profiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on m’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent de l’indifférence ; ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation ; ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuie avec eux naturellement. Quelquefois je cherchais à contraindre mon ennui ; je me réfugiais dans une taciturnité profonde : on prenait cette taciturnité pour du dédain. D’autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement, m’entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j’avais observés durant un mois. Les confidens de mes épanchemens subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré, et avaient raison ; car c’était le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. »

Adolphe ne s’intéresse qu’à lui seul ; tête à tête avec lui-même, il rêve beaucoup et il se dit qu’aucun but ne vaut la peine d’aucun effort et que décidément il ne peut s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur l’ont faite. Moitié par désœuvrement, moitié pour flatter son amour-propre, il se décide à aimer : « Il y avait, dit-il, dans ce nouveau besoin beaucoup de vanité, sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentimens de l’homme sont confus et mélangés ; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir. »