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Ah ! je le répète, malheur à la femme qu’Adolphe rencontrera sur son chemin et dont il lui viendra la fantaisie de se faire adorer. Voici comment il parle du système qu’il avait adopté, dans la maison de son père, sur les femmes : « Mon père, dit-il, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusemens, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folio, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir. »

Et Adolphe ajoute : « L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfans s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parens sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie. »

Et d’abord, que la femme qui va aimer Adolphe aura de peine à se soustraire à son empire ! N’y a-t-il pas un charme délicieux à se savoir aimée de l’un de ces insociables, de ces solitaires que rien dans le monde ne peut contenter ? Quelle douceur de se dire à soi-même et de se redire, car ce sont de ces choses qu’on se répète plus d’une fois : Le monde n’est rien pour lui, moi seule je compte pour quelque chose à ses yeux. Ce cœur qui ne s’est jamais ouvert, moi seule j’ai su trouver des chemins pour y pénétrer. Et quel bonheur aussi de s’entendre dire par Adolphe : « Ellénore, cet amour que vous repoussez est indestructible… Vous connaissez ma situation, ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes et qui souffre pourtant