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II

C’est toute sa nouveauté. Elle a l’air de peu de chose, et elle implique une révolution. Elle suppose simplement la critique de l’intelligence abstraite comme moyen de connaître et par conséquent de la science comme résultat de la connaissance. En réalité, c’est bien cette critique qui anime toute l’œuvre de William James, à l’état obscur et peut-être inconscient d’abord, puis avec une clarté croissante jusqu’à ses derniers ouvrages où elle s’épanouit. Ce qui a toujours frappé James, c’est la distance considérable qui sépare l’esprit rationaliste défini au sens d’instrument des opérations logiques, et la réalité ; c’est la différence entre le raisonnement qui bannit la raison et les exigences de la vie pratique, entre les problèmes des spécialistes et les solutions de l’existence quotidienne. La logique, l’analyse intellectuelle s’emparent de tout, réclament le droit de tout examiner, prétendent seuls être à même de nous éclairer : finalement, elles nous abandonnent dans les contradictions ou les obscurités. Ouvrez les livres des philosophes et consultez-les sur les problèmes qui nous touchent le plus. Ils offrent tous des solutions différentes et chacun explique la sienne avec des argumens plausibles. Les voici selon leur préférence et leur tempérament avec leur Idée, leur Vouloir-Vivre, leur Absolu, leur Chose en soi, toutes abstractions qui n’apportent aux hommes ni beaucoup de lumières, ni beaucoup de secours. Ils pâlissent et construisent lentement des systèmes sur des questions étranges ; ils argumentent pour savoir si l’homme est libre, et si le monde extérieur existe, alors que, pendant ce temps, les hommes vivent comme s’ils étaient très assurés que le monde existe et qu’ils sont libres. On dirait à regarder les logiciens que les opérations auxquelles ils se livrent ont au fond plus d’importance que la réalité sur laquelle on attend leurs conclusions. La discussion du problème les amuse plus que la solution. De là l’habitude vite prise de laisser les mots, symboles des idées générales, se substituer peu à peu aux choses, devenir les choses mêmes, et vivre d’une vie artificielle qui finit par sembler plus réelle que la réalité. William James a fait une peinture impitoyablement ironique de l’effort des philosophes absorbés par les formes et par les méthodes et oublieux de la fin même de leur recherche ;