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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/848

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mots, le destin des philosophes suscite quelqu’un pour les rappeler au réel, et souvent il n’en faut pas davantage pour changer pendant des siècles l’orientation des doctrines,

Mais si James par la forme de ses discours fait penser à Socrate, il ne faut pas poursuivre la comparaison, et au fond les deux enseignemens participent de deux esprits opposés. Socrate procédait par définitions ; à l’aide de la dialectique, il examinait avec ses interlocuteurs les notions des choses ; il les faisait rentrer les unes dans les autres, et, de précisions en précisions, il en arrivait à réduire une chose dans une autre. Car définir, qu’est-ce au fond que déterminer pour chaque objet son genre prochain et sa différence propre, et, finalement, le ramener à l’unité de l’espèce ? Toute l’opération du raisonnement socratique suppose que l’univers est formé d’objets qui ont entre eux des rapports fixes, qu’il constitue un tout intelligible, et ainsi connaître, c’est trouver la place d’une chose parmi les choses, c’est simplement classer. Il n’y a rien qui soit plus éloigné de l’esprit de William James. D’après lui, l’important n’est pas de définir, c’est de décrire. Avant tout, connaître, c’est regarder les choses comme elles sont, c’est se prêter à elles, en recevoir l’impression totale ; c’est accueillir les manifestations de la vie, toutes les manifestations de la vie, telles qu’elles se produisent, pittoresques, bariolées, désordonnées, même incohérentes. James ne se soucie pas d’y introduire un ordre logique, mais de les raconter, de les saisir, de les retenir telles que l’expérience les lui livre. Si Socrate devant un paysage est comme le dessinateur qui y retrouve d’essentielles figures géométriques, James est comme le peintre qui rend pêle-mêle les couleurs et les lignes, la lumière et les formes, attentif avant tout à traduire ce qu’il a vu et senti, indifférent à trouver les explications du spectacle qu’il a devant lui, épris de ce spectacle même dans sa réalité vécue. Et ces comparaisons ne sont pas assurément des interprétations rigoureuses ; elles traduisent l’opposition des méthodes. A vingt siècles de distance, et davantage, ces deux philosophes familiers, simples et un peu malicieux, figurent deux manières de philosopher qui, à peu près toujours, ont vécu ensemble et se sont combattues l’une l’autre : le sage antique ne veut connaître l’univers qu’à la lumière du raisonnement ; le philosophe moderne veut en prendre la connaissance directe par toutes les facultés de son être.