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faut cesser de la suivre ? quelle est la part du rationnel qui existe dans le monde ? que vaut par suite la science ? Autant de questions sur lesquelles James a eu dans l’ensemble un sentiment juste et qu’il n’a pas éclaircies. On comprend sa joie lorsque, lisant l’Évolution créatrice de M. Henri Bergson, il trouva précisément de quoi répondre à bien des interrogations qui se posaient devant lui. Il l’a exprimée avec la plus grande franchise et la plus charmante modestie. Une étude même rapide de William James ne serait complète que si l’on montrait en quoi il diffère et en quoi il se rapproche de M. Bergson. J’insisterais davantage si je ne savais que les lecteurs de la Revue des Deux Mondes auront prochainement le plaisir de lire une étude sur la philosophie bergsonienne. Qu’il suffise donc de rappeler en raccourci que l’Évolution créatrice apportait à James une critique complète de l’intellectualisme, et une description précise à la fois des pouvoirs et des limites de la raison. M. Henri Bergson n’est pas pragmatiste : on ne trouve chez lui ni le mot, ni la chose. Mais il a donné sur la genèse et le rôle de l’intelligence une étude dont les conclusions justifient avec plus de rigueur les vues de William James ; il a montré l’intelligence formée sur le modèle des solides et apte non seulement à construire la science, mais à atteindre par la science certaines réalités du monde matériel, il a magnifiquement décrit le domaine où la science est souveraine et celui où la connaissance scientifique n’est plus valable, il a fait voir le monde de l’esprit et l’univers même animés par un élan vital qui, étant continuité, durée et contingence, échappe à la prise de la logique, créée pour le discontinu, l’espace, et le déterminé. « Selon moi, écrit James avec enthousiasme, Bergson a tué l’intellectualisme définitivement et sans retour. » La vision de James se trouve confirmée par la critique bergsonienne. Peut-être cette critique, si James avait davantage vécu, aurait-elle été pour lui le point de départ de méditations nouvelles et lui aurait-elle permis de préciser ce qui demeure ambigu et parfois décevant dans la notion de pragmatisme.


Le grand mérite de William James est d’avoir apporté une méthode, et dans l’ensemble de s’en être servi avec beaucoup de dextérité et de vigueur. Contre les excès de l’intellectualisme, contre les prétentions romantiques du scientisme qui voulait