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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/870

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tout réduire en idées abstraites, puis en lois, il a fait un effort original, et dont l’effet durera. Par la fraîcheur de son observation, il a donné une peinture nouvelle de la vie de l’esprit. Par sa robuste confiance dans l’expérience, il a renvoyé dans les nuées des manières de philosopher inutiles. Son œuvre porte la marque du caractère anglo-saxon. Elle en a le réalisme et aussi nous l’avons dit le mysticisme ; elle recèle une certaine insouciance des idées générales, la défiance des abstractions. Dans la sage cité des abeilles que nous peint un conte de Kipling, on voit des insectes étrangers s’introduire et déposer des germes mortels qu’ils appellent des « principes. » Comme la ruche du conteur anglais, l’univers de William James est libéré de ces notions abstraites. Les faits y ruissellent. C’est un monde vivant, plein de suc, un monde charnu qui contraste agréablement avec cet univers famélique, décharné et comme râpé que représente l’école de l’absolu.

Ce rappel aux réalités intervient à point à une époque où en politique, en morale, comme en philosophie, règne un goût de l’abstrait qui cause de grands ravages. Taine a merveilleusement montré, dans l’Ancien Régime, les méfaits de l’esprit jacobin et du radicalisme social ou politique étranger à toute psychologie. L’un des plus brillans adversaires de James est presque tenté de lui pardonner pour avoir heureusement réagi contre le préjugé répandu dans les démocraties que les systèmes sont faits pour être appliqués à la vie, contre le fléau social de la science mise à contribution hors de propos, contre la pédagogie et la morale syllogistique des écoles. William James a travaillé à cette œuvre avec beaucoup d’art et beaucoup d’élévation ; il a servi la cause de l’humanité en défendant les droits de l’enthousiasme et de l’héroïsme ; et, en rendant à la nature, comme à l’esprit humain, la contingence et la force créatrice, il a fait rentrer dans l’univers la vie multiple que l’abstraction méconnaît. Son œuvre apparaît comme une démonstration, à l’adresse des logiciens modernes, de la parole du poète anglais : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur terre, Horatio, que vous n’en rêviez dans votre philosophie. »


ANDRE CHAUMEIX.