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pas embrasé lui aussi. On eut alors un spectacle terrifiant ; en moins d’un quart d’heure le feu se communiqua d’un bout à l’autre du bâtiment : les voiles et la mâture s’enflammèrent. La mer était houleuse ; le malheureux Devonshire n’étant plus appuyé par sa voilure se mit à rouler ; les sabords de sa batterie basse étaient ouverts ; l’eau l’envahit au roulis, et bientôt il coula sans que les bâtimens qui l’entouraient, gênés par la mer, et trop occupés eux-mêmes à se préserver de l’incendie, aient eu le temps de sauver son équipage.

Du Guay-Trouin rapporte que trois hommes seulement se sauvèrent à bord du Lys, il ne sait comment, et que 900 Anglais, dont 300 soldats passagers, périrent avec cet infortuné vaisseau, par la flamme et par l’eau. Dans ses Mémoires, écrits vingt ans plus tard, il s’exprime ainsi : « Le souvenir de ce spectacle me fait encore frémir d’horreur. » Et jusqu’à sa mort, il ne put parler de ce sanglant combat sans émotion, et sans admiration pour l’héroïsme des Anglais, qui, glorieux ancêtres de notre Vengeur, coulèrent sans amener leur pavillon.

Lui-même perdit près de 300 hommes, tant tués que blessés. La disparition du Devonshire mit fin au combat, puisque, le Royal Oak étant hors de portée, il ne restait plus d’ennemis à combattre. Quant à la flotte marchande, elle s’était enfuie dès le début dans toutes les directions ; très peu de ses bâtimens, une dizaine seulement, furent pris. Après la bataille, les deux escadres rentrèrent à Brest ; les vaisseaux de Forbin, intacts, arrivèrent les premiers, remorquant ou escortant le Cumberland, le Chester et le Ruby : ceux de du Guay-Trouin, ayant eu à réparer leur voilure, hachée par les boulets, n’arrivèrent que le lendemain, et du Guay-Trouin le dernier, le Lys étant resté quarante-huit heures sans pouvoir remettre une voile au vent, par suite de ses avaries.

II

Ce combat fit grand bruit. Forbin voulut s’en attribuer tout l’honneur, et, aussitôt arrivé à Brest, il dépêcha à Versailles un de ses commandans, le chevalier de Tourouvre, pour en rendre compte au Roi. Dans son journal, Dangeau s’exprime ainsi, à la date du 31 octobre :

« M. de Pontchartrain eut ce matin des lettres de Brest qui portaient qu’on avait vu passer deux vaisseaux anglais démâtés,