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l’égoïsme du génie, que le génie excuse et que parfois il comporte, où peut-être on saurait trouver, avec M. Chantavoine toujours, non pas en face, mais au-dessous, très au-dessous du renoncement chrétien de Liszt, une sorte de païenne ou de « nietzschéenne » beauté.

Liszt chrétien, catholique, par l’esprit au moins et par la croyance, tel qu’il fut toujours, celui-là même a souhaité de faire part à Wagner des dons qu’il avait reçus et que toute sa vie il garda.

« Très cher ami, tes lettres sont tristes, et ta vie est plus triste encore. Tu veux courir le monde, tu veux vivre, jouir, faire des folies ! … Mais ne sens-tu pas que le fer et la blessure que tu portes dans le cœur te suivront partout et que la plaie est à jamais incurable ? Ta grandeur fait aussi ta misère ; toutes deux sont unies par un lien indissoluble ; tu seras fatalement tourmenté, torturé par elles… jusqu’à ce que, prosterné dans la foi, tu t’affranchisses de l’une et de l’autre !


Laisse-toi convertir à la foi ;
Il est un bonheur…


et c’est le seul, le vrai bonheur, le bonheur éternel. Je ne puis pas te le prêcher ni te l’expliquer ; mais je veux prier Dieu, pour qu’il éclaire ton cœur des puissans rayons de sa foi et de son amour. » (8 avril 1853.)

En cette même année, quelques mois après, Wagner écrit à Liszt :

« J’ai revu la cathédrale de Strasbourg : ma femme l’a contemplée avec moi. Il faisait un temps gris et pluvieux ; nous n’avons pu voir la flèche divine, car elle était cachée par le brouillard. Quelle différence avec jadis ! quel dimanche sacré j’ai passé devant la cathédrale ! »

« Devant, » c’est-à-dire au dehors. Aussi bien, Schopenhauer, que Wagner découvre alors, et qui l’égare, n’était pas fait pour l’inviter à franchir le seuil du sanctuaire. Mais Wagner se trompe en croyant retrouver les idées de Liszt, sous une autre forme, dans la doctrine du philosophe de Francfort. « Quelle profondeur, écrit-il, est la tienne ! » Sans doute, mais c’était la profondeur de la foi, et non pas une autre. En celle-là, Wagner obstinément refuse de se plonger. « Quant à ton christianisme, je n’en fais pas grand cas. Celui qui a triomphé du monde ne doit pas vouloir conquérir le monde. Cela crée une furieuse contradiction dans laquelle tu es en plein. »

Rien, jamais, ne rebuta Liszt. Un jour il adresse à Wagner ce vœu tiré de la liturgie : Fiat pax in virtule tuâ ! » Mais la vertu (qui