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signifie ici la force) de Wagner, ne se laissait point facilement apaiser. « Quelle affreuse tempête que ta lettre, très cher Richard ! On dirait l’ouragan qui se déchaîne, mugit et renverse tout !… Le bonheur est un mythe, dans le sens étroit et monotone qu’on prête si sottement à ce mot. Il n’y a que les privations et le renoncement qui nous soutiennent sur cette terre. Résignons-nous à porter ensemble notre croix au nom du Christ, « de ce Dieu dont on s’approche sans orgueil et devant lequel on se courbe sans désespoir, » et ne me condamne pas au rôle d’un franciscain préchant dans le désert. »

Et sans doute, avant même les sermons d’un Liszt, le génie d’un Wagner, plus chrétien que son âme, avait déjà produit ce chef-d’œuvre non seulement religieux, mais catholique, Tannhäuser. Trente-trois ans plus tard, à Bayreuth, après les représentations de son chef-d’œuvre suprême, et plus mystique encore, Parsifal, Richard Wagner, buvant à Franz Liszt, s’exprimait en ces termes : « Je me sens appelé à vous dire l’influence que cet homme unique et exceptionnel exerça sur toute ma carrière artistique. Au temps où j’étais honni, banni, répudié par l’Allemagne, Liszt vint au-devant de moi, Liszt qui avait puisé dans le plus profond de son âme la compréhension parfaite de mon être et de mon œuvre. Il me dit : Homme de l’art, j’ai foi en toi ! et il devint le trait d’union, le pont qui me mena d’un monde à l’autre, de ce monde intérieur au fond duquel je m’étais définitivement retiré, à ce monde extérieur, du jugement duquel l’artiste créateur doit indubitablement dépendre, et dans lequel alors, chaque main, chaque voix était contre moi. C’est lui qui m’a relevé, soutenu et proclamé comme nul autre ne le fit jamais. Je vous demande de boire à la santé de Franz Liszt. »

Oui, du dedans au dehors, Liszt avait conduit Wagner. Mais sur l’autre chemin, dans le sens inverse, peut-être l’avait-il également guidé. Route plus mystérieuse et voie véritablement sacrée. « Heureux celui qui croit ! Heureux celui qui aime ! » Ainsi chantent les voix d’enfans sous la coupole. Si, comme il est possible, le Wagner de Parsifal finit par approcher de ce bonheur, il dut penser alors que de tous les biens qu’il avait reçus de Liszt et dont il lui rendait grâces, celui-là n’était pas le moins précieux.

Camille Bellaigue.