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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/951

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« Oui, à l’époque où la jeunesse de ma fantaisie peuplait encore pour moi le monde entier d’êtres de ma sorte, j’ai eu une disposition très réelle à la sociabilité ; et lorsque, après une absence de plusieurs années, au retour de mon second voyage d’Italie, je suis revenu à Dresde et à Berlin, tous ceux qui m’avaient connu m’ont trouvé merveilleusement changé, quelque grande qu’eût été jusqu’alors ma mélancolie : mais c’est que, jusqu’à cette date, le penchant naturel à la confidence, le désir de m’ouvrir à autrui et de le voir s’ouvrir à moi, faisaient exactement équilibre, dans mon cœur, à mon antipathie pour l’espèce humaine. » Pour rompre enfin cet « équilibre, » dont il nous apprend encore que la rupture lui a été d’abord infiniment douloureuse, il a fallu que la destinée accumulât sur lui une longue succession de heurts et de catastrophes. D’année en année, c’est comme si une série incessante de coups de ciseaux avaient impitoyablement tranché, autour de lui, les lions qui le rattachaient à la société des autres hommes, — fût-ce même simplement à la société de cette « sixième portion » de l’ensemble des hommes dont il allait reconnaître, jusqu’au bout, qu’il n’avait pas le droit de la mépriser ni de la haïr. Et quant à la manière dont, vers 1823, l’ « équilibre » intérieur dont il nous parle a achevé de se rompre, je ne serais point surpris que cette catastrophe suprême fût venue au philosophe de sa propre doctrine, qu’une conviction de plus en plus exaltée l’obligeait désormais à admettre jusque dans les moindres détails de ses suites pratiques. Car on ne saurait imaginer ce qu’était devenue peu à peu, pour Schopenhauer, cette métaphysique dont l’ensemble lui était apparu dès avant qu’il eût atteint sa trentième année. Jamais à coup sûr aucun autre philosophe n’a été, je ne dirai pas convaincu, mais imprégné et comme possédé à ce point par un système abstrait de son invention. « Même dans ma première jeunesse, — écrivait-il un- demi-siècle plus tard, — j’avais été frappé d’observer que, à la différence des autres, il m’était impossible de lutter pour l’acquisition des biens extérieurs, et cela parce que je portais en moi-même un trésor infiniment plus précieux que tous ces biens extérieurs. La conscience de ce trésor, au début sourde et obscure, m’est devenue plus claire d’année en année ;… et j’ai dû enfin enlever au service de la nature et des autres hommes toutes les forces vives de mon être, afin de les consacrer au service général et permanent de l’humanité. »

Sans cesse maintenue et renforcée en lui par l’étrange esprit d’obstination qu’il avait hérité de son père, cette « conscience de porter en soi un trésor » a complété l’œuvre d’isolement qui, depuis longtemps