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déjà, se poursuivait autour de la personne et du génie créateur de Schopenhauer. Que l’on se représente un poète arrivant peu à peu à se persuader, avec une certitude, évidente et lumineuse, de l’existence d’un piège au fond de tous les penchans et de toutes les aspirations de son cœur ! Aussi expressément que les saints du moyen âge sentaient autour de soi la présence divine, cet ascète d’un genre nouveau sent et voit qu’un élément mauvais se cache sous toutes les apparences de ses perceptions comme de ses instincts ; et non moins expressément il sait que l’unique remède à ce mal trop certain est d’anéantir en soi toute âme individuelle, de façon à sauver aussi les autres hommes, ses frères, en leur montrant son exemple. Comment se serait-il refusé à ce devoir sacré, surtout depuis le jour où les derniers liens qui t’attachaient au monde de l’ « apparence » se sont trouvés brisés définitivement ? Vingt passages de ses notes autobiographiques et de ses entretiens nous affirment, en effet, que telle a bien été son aventure, essentiellement généreuse d’intention, ainsi qu’on pouvait l’attendre d’un aussi grand cœur, et sans le moindre rapport avec la misanthropie égoïste et glacée que nous feraient supposer quelques-uns des jugemens qu’on a portés sur lui. Tout de même que son frère en douleur le musicien, Beethoven, tout de même que les Eckart et les Tauler, ces vieux mystiques allemands dont il aimait à se proclamer le continuateur, c’est « pour les consacrer plus efficacement au service de l’humanité » que Schopenhauer a retiré du commerce des hommes et pieusement concentré dans sa solitude des « forces vives » dont les hommes, d’ailleurs, s’étaient précédemment refusés à tirer parti pour leur vie sociale. Illusion extravagante et comique, dira-t-on. Mais il n’en demeure pas moins que cette victime d’une vaine chimère nous a offert le spectacle bienfaisant d’un effort moral tout désintéressé ; et par-là surtout s’explique, je crois bien, l’invincible mouvement qui aujourd’hui encore porte ses compatriotes à célébrer sa mémoire, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, avec une respectueuse et cordiale sympathie que n’exciterait certainement chez eux le souvenir d’aucun autre de leurs philosophes, si ce n’est peut-être celui de ce non moins excentrique « éviteur d’hommes, » l’auteur de la Critique de la raison pure, dont lui-même s’est toujours modestement proclamé le continuateur.


T. de Wyzewa.