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Pape et le gouvernement de François-Joseph : Bismarck ne demandait qu’à les aggraver.

Il concertait donc un échange de cordialités, à Vienne même, entre Victor-Emmanuel et François-Joseph, entre le nouveau maître de Rome et la Majesté Apostolique, entre la moderne Italie et le successeur de l’archaïque Saint-Empire ; et cette ébauche de Triple-Alliance que sa haine s’amusait à préparer aurait pour ciment une commune hostilité contre le pape Pie IX. Victor-Emmanuel fut à Vienne le 20 septembre, trois ans exactement, jour pour jour, après que ses troupes étaient entrées dans Rome : la date même de la visite était une provocation. Le 22, il fut reçu à Berlin, on l’y caressa. Les journaux faisaient de lui une sorte de pèlerin couronné de l’antipapisme ; la fierté facile de son peuple se grisait, en constatant que ce bon soldat paradait en Europe comme le représentant de la pensée libre. C’était Bismarck qui le haussait jusqu’à cette altitude, afin d’ennuyer le Pape. Mis en rage par les résistances de l’Eglise d’Allemagne, le chancelier peu à peu faisait de la lutte contre Pie IX la tâche essentielle de la diplomatie allemande, et, peu à peu, subordonnait à cette lutte toute la politique de l’Empire. Moins d’un mois après le voyage de Victor-Emmanuel à Vienne, Bismarck lui-même y emmenait Guillaume. Les deux empereurs causèrent de l’Europe et du monde ; mais Bismarck, à la stupéfaction d’Andrassy, ne parlait que du Pape.

Il effrayait son interlocuteur par sa puissance de haine et par ses débordemens d’aveugle colère. Pie IX, disait-il, est un péril pour tous les pays et pour tous les trônes, c’est un révolutionnaire, un anarchiste, que toute l’Europe devrait combattre, si un prince voulait encore être en sûreté sur son trône. Andrassy surpris le regardait, et les yeux de Bismarck se congestionnaient de plus en plus, ses mots se bousculaient, c’était sur ses lèvres une cascade de malédictions contre ce Pape, qui pouvait, impunément, tout mettre à feu et à sang, et sur lequel on n’avait aucune prise, parce qu’il était devenu un pape sans terres. Vingt-quatre heures après, au théâtre de la Burg, Bismarck et Andrassy voyaient jouer Henri VI de Shakspeare. L’émeutier John Gade, on se le rappelle, s’y proclame appelé par une inspiration d’en haut à renverser rois et princes. Andrassy, qui venait au théâtre pour se reposer de la comédie politique, écoutait tranquillement les apostrophes de