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Belle-fille du vieux Cosme, mère de Laurent le Magnifique et de Julien l’Assassiné et grand’mère de deux papes, Lucrezia de Médicis se tient dans l’histoire de Florence comme la Laetitia Ramolino de David dans la loge du Couronnement : attentive, puissante, effacée. Ce serait une curieuse étude à faire que celle des mères des grands hommes. Je crois qu’on leur trouverait à toutes un trait commun, et que ce trait serait une indéfectible constance. Malheureusement, c’est des enfans des grands hommes que s’occupe l’histoire bien plus que de leurs parens, et ainsi les causes de dégénérescence familiale nous sont beaucoup mieux connues que les causes d’ascension physiologique et morale. Pourtant, il faut faire une exception pour l’Italie du XVe et du XVIe siècle. Là, il arrive souvent que le rayon de lumière qui éclaire les grandes fresques de l’histoire, tombe aussi sur le coin où se tiennent les mères des hommes célèbres, ces veuves tragiques et indomptables qui ont ramassé et recollé les morceaux d’une fortune brisée. On a souvent leur portrait, leurs lettres à leurs enfans, leurs comptes avec leurs fermiers, leurs inventaires, mille petites touches infimes qui, une fois rassemblées, composent une ressemblance humaine. A Florence, ou autour de Florence, on trouverait beaucoup de femmes qui offrent ce caractère de constance avec une âpreté parfois farouche : Isabella Sacchetti Guicciardini, la mère de l’ambassadeur, Alessandra Machingi, la mère de Filippo Strozzi, Maria Salviati, la mère de Cosimo I, ou encore Catherine Sforza, la mère de ce Jean des Bandes noires, dont la médaille par San Gallo évêque invinciblement le profil de Napoléon ; mais la plus représentative de toutes est cette femme austère que nous voyons ici, assise sur son lit, recevant ses visites, gouvernant tout de son regard.

C’est une Tornabuoni, elle a épousé toute jeune le fils de Cosme, le Père de la Patrie. Son beau-père est un homme de génie, un solide vieillard, mais son mari n’est qu’un malade assez rusé, peu capable de volonté, et, quand il veut, d’action. Ce mari saura-t-il succéder à son père dans le gouvernement de Florence, et léguera-t-il à ses fils le pouvoir suprême ? Du vieillard qui s’éteint à ces enfans qui jouent encore, s’il n’y avait que ce malade pour transmettre le sceptre, l’histoire des Médicis serait close, et l’histoire même de notre France changée. Mais il y a aussi cette femme. Il y a Lucrezia de Médicis.