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cette chevaleresque initiative ; mais ils se faisaient un cas de conscience d’engager d’aussi jeunes gens dans une entreprise si ardue. Leur scrupule se heurta à une résolution que rien ne pouvait ébranler et qui se sentait capable même de patience. Le marquis de Lafayette saisit le premier prétexte qui s’offrit à lui pour sortir de France. Il se rendit en Espagne, y acheta un vaisseau, se procura un bon équipage, remplit ce navire non seulement d’armes et de munitions, mais d’un assez grand nombre d’officiers qui avaient consenti à partager son sort. Au moment où il s’éloignait de Paris, la Cour envoya pour l’arrêter des ordres qui furent exécutés. Ce ne fut qu’un retard. Il trompa la vigilance de ses surveillans, franchit secrètement les Pyrénées et, après six mois de péripéties romanesques, retrouva sur la côte espagnole son vaisseau et ses amis. Il mit à la voile, arriva en Amérique sans autres accidens, et il y reçut, dit M. de Ségur, « l’accueil que méritait sa noble et généreuse audace. »

Pendant les cinq années que le comte de Ségur dut laisser passer avant de mettre son projet à exécution, il ne cessa de s’intéresser aux choses d’Amérique. On en a la preuve dans cette description qu’il a donnée de la visite à Paris des premiers hommes d’outre-mer qui se montrèrent à la Cour de France. « On vit arriver, écrit-il, les députés américains Silas Deane et Arthur Lee, peu de temps après le célèbre Benjamin Franklin… Rien n’était plus surprenant que le contraste du luxe de notre capitale, de l’élégance de nos modes, de la magnificence de Versailles, de toutes ces traces vivantes de la fierté monarchique de Louis XIV, de la hauteur polie, mais superbe de nos grands, avec l’habillement presque rustique, les manières simples, mais fières, le langage libre et sans détour, la chevelure sans apprêt et sans poudre, enfin avec cet air antique qui semblait transporter tout à coup dans nos murs, au milieu de la civilisation amollie et servile du XVIIe siècle, quelques sages contemporains de Platon ou des républicains du temps de Caton ou de Fabius[1]. »

Et ne semble-t-il pas à nous-mêmes que nous entendons comme l’écho des conversations qu’un Franklin eut peut-être avec ce jeune Français, en lisant ce passage d’une lettre écrite

  1. Le comte de Ségur, Mémoires, passim.