Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bienveillance naturelle qui me paraît aussi préférable à la politesse, qu’une physionomie douce l’est à un masque qu’on s’efforce de rendre gracieux… Un de mes plus pressans desseins était de voir le héros de l’Amérique, le général Washington. M. le comte de Rochambeau eut la bonté de me présenter à lui. Trop souvent la réalité est bien au-dessous de l’imagination et l’admiration diminue en voyant de trop près celui qui en a été l’objet ; mais à la vue du général Washington, je trouvai un parfait accord entre l’impression que me faisait son aspect et l’idée que je m’en étais formée. Son extérieur annonçait presque son histoire : simplicité, grandeur, dignité, calme, bonté, fermeté étaient les empreintes de sa physionomie, de son maintien, comme celles de son caractère. Sa taille était noble, élevée, l’expression de ses traits douce, bienveillante ; son sourire agréable, ses manières simples sans familiarité. Ce n’était point le faste d’un général de nos monarchies ; tout annonçait en lui le héros d’une république ; il inspirait plutôt qu’il ne commandait le respect, et dans les yeux de tous ceux qui l’entouraient, on voyait une affection vraie et cette confiance entière en un chef sur lequel ils semblaient fonder exclusivement leur sécurité. Le général Washington m’accueillit avec bonté : il me parla de la reconnaissance que son pays conserverait toujours pour le roi de France et pour sa généreuse assistance. Il me fit les plus grands éloges de la sagesse et de l’habileté du général comte de Rochambeau ; il loua vivement la bravoure et la discipline de notre armée, enfin il m’adressa des paroles très obligeantes relativement à mon père, à ses longs services, à ses nombreuses blessures, dignes ornemens, disait-il, d’un ministre de la Guerre[1].

Le prince de Broglie, qui vit Washington à peu près à la même minute, ajoute à ce portrait quelques détails. Ils précisent la figure de l’homme intime : « Ce général est âgé de quarante-neuf ans, il est grand, noblement fait, très bien proportionné… Son abord est froid, quoique poli, son œil pensif semble plus attentif qu’étincelant. Il est l’ennemi de l’ostentation et de la vaine gloire. Son caractère est toujours égal, il n’a jamais témoigné la moindre humeur… M. Washington ne reçoit aucun appointement comme général. Il les a refusés comme n’en

  1. Le comte de Ségur, Mémoires passim.