ayant pas besoin. Les frais de sa table sont seulement faits aux dépens de l’État. Il a tous les jours une trentaine de personnes à dîner… C’est en général le moment de la journée où il est le plus gai. Au dessert, il fait une consommation énorme de noix, et lorsque la conversation l’amuse, il en mange pendant des heures, en portant, conformément à l’usage anglais et américain, plusieurs santés. C’est ce qu’on appelle « toaster. » On commence toujours par boire aux Etats-Unis, ensuite au roi de France, à la Reine, aux succès des armées combinées. Puis on donne quelquefois ce qu’on appelle un sentiment : par exemple : « A nos succès sur les ennemis et sur les belles, à nos avantages en guerre et en amour. »
Il semble qu’à ces heures de joie comme aux autres, le comte de Ségur ait fait promptement et complètement la conquête de ses hôtes américains qui lui inspiraient à lui-même tant de sympathie. Une lettre qu’il écrivit à sa jeune femme, au cours de septembre 1781, nous met dans la confidence de ce succès. Il aimait et il s’était fait aimer : « J’ai été reçu ici à merveille par les généraux et les officiers. Ils paraissent me savoir gré de mes sacrifices… Je voudrais habiter ce pays avec toi. Crois-moi, il vaut mieux que le nôtre, pour des gens qui aiment la vertu. Il faut un peu fuir les hommes lorsqu’on veut fuir la corruption. Les forêts encore désertes sont la seule patrie des gens honnêtes, le commencement de la civilisation, voilà le temps de leur règne. Avant cette époque, on est trop grossier, après on est trop blasé pour être vertueux. On paraît m’aimer beaucoup ici. Je tâche de montrer beaucoup de zèle et de simplicité… J’ai relu Télémaque, et c’est la meilleure leçon pour un homme qui arrive à une armée. Dis à Lafayette que je suis dans un pays plein de lui où tout le monde l’adore[1]. »
Le comte de Ségur et ses amis auraient souhaité voir Rochambeau et Washington pousser leur succès et débloquer les Anglais de New-York où ils étaient toujours établis ; mais
- ↑ lettres inédites, passim.