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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/22

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sa politique mondaine aux exigences de son ambition, il manœuvra de telle sorte, avec une telle souplesse, mais surtout avec un sentiment ou un instinct si sûr du meilleur moyen de parvenir, que le plus profond calcul et le plus subtil machiavélisme l’eussent moins bien servi. L’art suprême de Voltaire, ça été de se laisser faire aux circonstances, de ne s’inspirer que de l’occasion, surtout de ne jamais en vouloir triompher, et comme le siècle agissait lui-même dans le sens du génie de Voltaire, c’est cette coïncidence, où d’ailleurs on reconnaît les grands hommes, qui explique à la fois sa fortune et l’air qu’il a de lavoir préparée. Mais il s’est contenté de ne pas la contrarier, et, quand elle s’offrait à lui, de la suivre, au lieu de se piquer, comme les saints, d’être plus fort, et comme les sots, plus habile qu’elle.

Il vivait donc ainsi, fort agréablement, depuis quelques années, en chemin à la fois vers la fortune et vers la gloire, sinon vers les honneurs, qui s’obstinaient à le fuir, pensionné sur la cassette, encore mieux accueilli de la nouvelle reine, Marie Leczinska, femme de Louis XV, qu’il ne l’avait été de la marquise de Prie, la maîtresse de Monsieur le Duc, n’ayant pas pu retrouver au théâtre, il est vrai, le succès de son Œdipe, mais prenant sa revanche avec sa Henriade, quand son imprudence lui joua un mauvais tour.

Dînant un jour chez le duc de Sulli, l’un de ces grands seigneurs qui l’accueillaient si bien, il releva vivement un mot grossier d’un des convives : le chevalier de Rohan. Le chevalier, piqué, l’attendit à la sortie de l’hôtel et l’y fit bâtonner par des laquais apostés, auxquels on raconte que, du fond de son carrosse, ajoutant l’insulte à la brutalité, il recommandait d’épargner la tête « qui était bonne. » Voltaire le provoqua, mais le brave gentilhomme, non content d’une lâcheté, ne s’en refusa pas une seconde, et tout simplement il fit mettre sa victime à la Bastille : l’ordre est du 17 avril 1726. On est quelque peu surpris de l’attitude étrange que garda le duc de Sulli dans toute cette affaire. Mais l’opinion se rangea pour le poète, et le maréchal de Villars ayant dit que « le gouvernement avait eu tort de mettre le battu à la Bastille pour tranquilliser le batteur, » la détention de Voltaire ne pouvait être de longue durée. Pour l’empêcher seulement, en le relâchant, de poursuivre son offenseur, on résolut de l’éloigner quelque temps de Paris et de la France. Le 2 mai 1726, un exempt de police venait donc le