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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/220

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ces Américaines du XVIIIe siècle apparaissent au comte de Ségur en possession d’une merveilleuse liberté : « Les parens, dit-il, nous laissent seuls avec leurs filles de seize ans dont la pudeur est la seule défense et dont la familiarité naïve atteste l’innocence et se fait respecter par les gens les plus corrompus[1]. »

A supposer que, par la suite, ces jeunes Américaines aient quelque peu abusé du « respect » qu’elles inspiraient, et qu’elles en aient profité pour changer en crainte l’ardeur chevaleresque qu’on leur apportait en hommage, il apparaît clairement, d’après ces témoignages, qu’à la minute où les officiers français les connurent, elles étaient simples et tendres de cœur, étrangères à toute préoccupation de féminisme. Le comte de Rochambeau a caractérisé en trois mots leurs sentimens et leur attitude : « Les jeunes filles, dit-il, sont libres jusqu’à leur mariage. Leur première question est de savoir si vous êtes marié, et si vous l’êtes, la conversation tombe à plat[2]. « Nulle trace de ces exagérations et de ces contradictions, qui, plus tard, à l’heure de la prospérité, feront alterner la fantaisie de divorces innombrables avec les élans religieux les plus sincères, les sécurités de richesses immenses avec la défiance de la maternité, le patriotisme le plus violent avec le vertige des grands mariages étrangers. A la minute de jeunesse où le comte de Ségur eut la claire vision de cette société américaine, elle lui apparut uniquement saine et morale. Parlant en effet des réunions que M. de Rochambeau donnait dans la ville de Providence, il écrit : « Je ne me rappelle pas d’avoir vu réunis dans aucun autre lieu plus de gaieté et moins de confusion, plus de jolies femmes et de bons ménages, plus de grâce et moins de coquetterie, un mélange plus complet de personnes de toutes classes, entre lesquelles une égale décence ne laissait apercevoir aucune différence choquante. Cette décence, cet ordre, cette liberté sage, cette félicité de la nouvelle République, si mûre dès son berceau, étaient le sujet continuel de ma surprise et l’objet de mes entretiens fréquens avec le chevalier de Chastellux. »

Une dernière lettre écrite par le comte de Ségur à sa femme, au début du mois de décembre, quand la flotte française se disposait à lever l’ancre définitivement et à cingler vers les Antilles, précise ces impressions. Cette lettre, datée du port de Boston,

  1. Lettres inédites, passim.
  2. Rochambeau, Mémoires.