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« à bord du vaisseau le Souverain, » mérite d’être citée tout entière, car elle est comme un résumé des observations que le contact avec cette société si nouvelle allait laisser dans le souvenir du jeune voyageur français : « Je vais mettre à la voile demain ou après-demain, et je vais quitter avec un regret infini ce pays où l’on est ce qu’on doit être : loyal, franc, honnête et libre. On y pense, on y dit, on y fait ce qu’on veut, on n’y est nullement forcé d’y être ni riche, ni bas, ni faux, ni fol, ni courtisan, ni militaire. On peut y être simple, extraordinaire, voyageur, sédentaire, politique, littérateur, marchand, occupé, oisif, personne ne s’en choque. En suivant un petit nombre de lois simples, en respectant les mœurs, on, y est heureux et tranquille. C’est en les bravant qu’on est à la mode à Paris. J’ai été traité en frère par toute l’Amérique. Je n’y ai vu que confiance publique, hospitalité, cordialité. Les filles y sont coquettes pour trouver des maris, les femmes y sont sages pour conserver le leur, et ce dont on rit à Paris sous le nom de cocuage, fait frémir ici sous le nom d’adultère. Je sais que ce pays-ci ne peut pas conserver longtemps des mœurs aussi pures, mais ne les gardât-il qu’un siècle, n’est-ce rien qu’un siècle de bonheur ? Au milieu des horreurs d’une guerre civile, ils soupçonnent si peu les hommes de malhonnêteté que, dans leurs petites maisons de bois au milieu d’immenses forêts, leurs portes ignorent les verrous, et n’ont point de loquets, leurs coffres-forts restent ouverts ainsi que leurs armoires dans les chambres des étrangers et des valets auxquels ils donnent l’hospitalité… J’ai vraiment le cœur serré en quittant ce pays-ci[1]. »

Ailleurs, le comte de Ségur avait écrit, avec cette modestie si caractéristique qui avait été un des élémens de son succès auprès de ses nouveaux amis : « Je crois que j’ai vu l’Amérique autrement que la plupart de ceux qui y sont allés. » Le fait est que cette « colonie de conscience, « préoccupée des libertés de l’âme, de la pensée, et de la parole, charmait le jeune Ségur comme une réalisation des idées qui lui étaient chères, une application de cette philosophie qui, à son avis, « devait assurer le triomphe de la raison sur la terre. » Il avait, lui, le rejeton d’une famille illustre, ce lien particulier avec les simples citoyens de ce nouveau pays d’outre-mer : comme eux, il avait formé son

  1. Lettres inédites, passim.