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cortège de rois, ses vassaux, Napoléon fait figure d’ « Empereur de l’Europe. » L’historien, avec son héros, s’arrête un moment sur cette cime, emplit ses yeux de cette vision avec un noble orgueil. Car « c’est, dit-il, un âpre et merveilleux plaisir que de voir ces empereurs et ces rois, élevés à détester la France, ces représentans des dynasties qui l’ont à travers les siècles jalousée et haïe, ces monarques fils et petits-fils d’ennemis, ces descendans de Frédéric et ces successeurs des Ferdinand et des Léopold, s’abattant devant l’homme qui portait si haut la gloire et les destins de notre racé, et lui les tenant sous son pied, humiliés, prosternés, anéantis, le front dans la poussière[1]. »

Spectacle prestigieux sans doute, dont il faut se hâter de jouir, car il prélude à l’immense catastrophe, et c’est avec un cœur d’angoisse qu’on lit les pages fameuses sur lesquelles se ferme le livre. La Grande Armée est massée au bord du Niémen ; au signal de l’Empereur, deux cent mille hommes traversent le fleuve fatidique, par un orage épouvantable, sous les trombes d’une pluie diluvienne, à la lueur livide des éclairs. Chaque corps, en atteignant la terre ennemie, reçoit sa direction et se porte au point assigné, et l’étape reprend, dit Vandal, « forte, pénible, impérieusement réglée, par une moite chaleur qui faisait regretter à nos vétérans l’Espagne torride. Parfois, pour tromper la fatigue, les troupes se mettaient à chanter… Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provençales, picardes, normandes, mélancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportaient à nos soldats exilés un écho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n’avaient jamais vu les hommes d’Occident. Eux s’en allaient dociles ; ils allaient vers le Nord, vers l’inconnu, toujours confians, mais observant avec surprise ce sol si différent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidenté et pourtant monotone, où les reliefs du terrain se répètent et se reproduisent exactement pareils, où les mêmes aspects se succèdent avec une invariable uniformité, cette terre où tout se ressemble et où rien ne finit ; et devant nos colonnes s’avançant par les chemins tour à tour détrempés et poudreux, traversant les mornes forêts de sapins et de hêtres, gravissant les collines sablonneuses, commençant la longue marche dont nul ne savait

  1. Napoléon et Alexandre Ier, tome III.