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mais, en attendant, après Lens et Rocroy, Turenne et Condé, Colbert et Louvois, Mansard et Perrault, Corneille et Racine, Pascal et Bossuet, on ne pouvait s’y résigner, et ce fut pour panser cette blessure de l’amour-propre national que Voltaire écrivit la Henriade.

Le succès en fut prodigieux. Les contrefaçons s’en multiplièrent, presque aussi nombreuses que les éditions. On la traduisit en allemand, en hollandais, en espagnol ; on la traduisit en anglais, dans la langue de Milton ; on la traduisit une fois, deux fois, trois fois dans la langue de Tasse, d’Arioste et de Dante. Et d’autres honneurs ne lui manquèrent pas. « Un des plus augustes et des plus respectables protecteurs que les lettres aient eus au XVIIIe siècle, » — c’est le roi de Prusse, — voulut, de cette main qui gagnait des batailles, écrire pour la Henriade un royal avant-propos. On y lisait « que M. de Voltaire avait conduit son poème à un point de maturité » qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait jamais atteint. Dans les endroits où M. de Voltaire avait imité Virgile, « son imitation tenait toujours du caractère de l’original, » mais dans les endroits où il s’était inspiré d’Homère, son « jugement paraissait infiniment supérieur à celui du poète grec. » Jamais enfin la langue française n’avait eu autant de force, jamais autant de noblesse dans la grâce, ni jamais dans le sublime tant de naturel ou d’aisance. Et au commencement de ce siècle, c’était encore, ou très peu s’en faut, l’opinion de La Harpe, et voilà soixante ans à peine, c’était assez celle de Népomucène Lemercier, admirant ce « monument consacré par le plus philosophe de nos poètes au plus populaire de nos rois. » Toutefois, Lemercier préférait pour sa part la Pucelle, j’entends celle de Voltaire, et non celle de Chapelain : on pourrait s’y tromper.

Nous, cependant, qui, depuis lors, avons pris notre parti, n’ayant pas d’épopée, de nous en passer, nous sommes faiblement touchés de cette sorte démérite. Nous ne comparons plus la Henriade à la Jérusalem, et bien moins encore au Paradis perdu. Nous savons que les épopées, et celles mêmes que l’on appelle littéraires ou savantes, pour les distinguer des populaires, si elles se composent de sens rassis, ne naissent point au commandement, pour combler une lacune dans l’histoire d’une littérature. Quand toutes les qualités que nos pères avaient décidé de voir ; dans la Henriade s’y trouveraient