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ses impressions. L’homme vrai reparaissait, rompait tout à coup les mesures du politique, et vainement avait-il ou avait-on tout préparé pour lui, on eût dit qu’il prenait autant de plaisir, en vérité, à en contrarier les effets que s’il se fût agi d’un autre, et notamment de son pire ennemi. C’était une tache à recommencer, et ce fut trois ou quatre fois en un demi-siècle une réputation ou une vie même à refaire. Faute d’avoir bien vu ce trait de son caractère, on s’est mépris souvent à quelques-uns de ses actes, qui n’en sont point pour cela plus louables, mais seulement plus naturels ; et, inversement, il se pourrait aussi qu’on ne lui eût pas su toujours assez de gré de cette intervention de sa naïveté dans ses roueries, de sa franchise dans ses mensonges, et de sa générosité dans ses calculs.

Un jour donc, c’étaient les scènes scandaleuses qui avaient suivi la mort d’Adrienne Lecouvreur, — refus de sépulture, retour du cercueil au domicile de la comédienne, enlèvement du cadavre, la nuit, sous la protection d’une escouade du guet, — que Voltaire, qui l’avait aimée, ne pouvait se tenir de flétrir.


Que direz-vous, race future,
Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure
Qu’aux beaux-arts désolés font des hommes cruels.
Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels !


Notez là-dessus qu’ayant eu jadis une querelle avec le comédien Poisson, il avait refusé la réparation que l’autre en demandait, « un homme de sa considération ne se battant pas, disait-il, avec un comédien. » Il est vrai aussi qu’après avoir écrit ces vers, il se gardait de les faire imprimer.

Une autre fois, c’était le Temple du Goût, dont la publication ameutait contre lui la cabale des beaux esprits, qui le voyaient avec dépit se détacher, se distinguer d’eux. Et en effet, on n’était plus habitué, depuis tantôt un demi-siècle, à cette critique indépendante et vive dont le Temple du Goût dans ses modestes proportions est demeuré de nos jours un agréable modèle. Étant devenue ou redevenue personnelle, comme au temps des premières Satires de Boileau, et généralement assez peu littéraire, la critique ne portait plus ; et les auteurs en étaient bien aises ; parce qu’ils insinuaient qu’en les attaquant, c’était eux, leur personne et leurs succès, non pas leurs vers ni leur prose à qui