Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une promenade sans but vers ce vieux palais, au fond des rues mornes de Brescia.


Nous ne sommes pas les premiers que cette figure intrigue. Pendant trois ans, au milieu du XVIe siècle, de l’hiver 1545-1546 à l’automne 1548, on vit passer sur les bords de l’Arno, à Florence, une femme singulière, admirablement belle, inspiratrice des poètes et poète elle-même, dont toute l’Italie s’entretenait depuis vingt ans, sans qu’on sût au juste ce qu’elle était. De qui était-elle fille ? Avait-elle été mariée ? Pourquoi ne l’était-elle plus ? Pourquoi allait-elle de ville en ville, ne se fixant jamais ? Que voulait-elle ? Que cherchait-elle dans la vie ? À cela, les malveillans avaient tôt fait de répondre : C’est une courtisane. Et ils auraient pu le prouver peut-être en justice, mais en psychologie, ce mot de « courtisane » n’expliquait rien de son étoffe morale, pas plus qu’on n’explique celle d’une reine en disant : C’est une reine. Les mieux renseignés savaient qu’elle était née à Rome, il y avait quelque quarante ans, dans une maison du Campo Marzo, d’une itéra fameuse, Giulia Campana, de Ferrare, et du cardinal d’Aragon, petit-fils du roi de Naples. De là, elle tirait son nom de Tullia d’Aragon, sans compter tous les noms du calendrier mythologique dont ses admirateurs, en vers et en prose, l’affublaient. Pendant son enfance, vive, précoce, cultivée, elle avait été fort choyée par le cardinal. Lui mort et la fortune venue de lui dissipée, l’hétaïre et sa fille avaient dû s’ingénier pour ne pas déchoir, et comme on avait en ce temps un grand respect des traditions familiales, la fille avait suivi l’état de sa mère. Si bien qu’à Sienne où elle venait justement de passer quelque temps, il lui était survenu une-assez désobligeante aventure.

On trouva, un beau jour, dans la boîte aux dénonciations anonymes, une plainte, (lisant que la signora Tullia avait été vue, le jour de la fête du Saint-Esprit, portant une sbernia, en dépit des lois qui interdisaient cette sorte de court mantelet aux courtisanes. Et une enquête s’ensuivit, assez désobligeante pour l’orgueil de la poétesse. Il est vrai que Tullia d’Aragon se tira fort bien de ce pas. À la surprise générale, elle produisit un mari authentique, un certain Guicciardini, de Ferrare, et prouva un établissement fort régulier qui lui conférait le droit de porter les costumes les plus extravagans alors réservés aux