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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/351

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se mettent à table ou ces bergers qui apportent des moutons à l’enfant Jésus, on se trouve tout à coup en présence d’une petite figure singulière, dont les guides ne parlent pas, qui ne ressemble à rien de ce qu’on attend et qui intrigue, qui inquiète et, par l’insistance de son regard, retient, à Brescia, quelques heures de plus qu’on n’avait résolu.

Imaginez, devant un taillis de lauriers verts, d’un vert tirant légèrement sur le jaune, la tête penchée d’une jeune femme couronnée de tresses blondes et de perles, debout dans sa robe de velours d’un vert bleuâtre, drapée d’un manteau grenat, doublé de fourrure et qui s’appuie, du coude jusqu’à la main, sur une pierre jaunâtre, comme sur un balcon. Ajoutez l’impression que fait la ligne blanche d’un beau cou penché, nu, flexible comme une tige ; un regard en coulisse, doux et insistant, une bouche demi-ouverte, comme exhalant un chant ou une plainte, un ovale parfait, un teint ambré et rose, plus rouge dans l’ombre, une main tenant un sceptre d’or qui coupe le tableau en diagonale, et vous avez à peu près l’aspect de ce petit portrait demi-grandeur nature, peint par le Moretto. L’harmonie est en vert et rouge : vert jaunâtre du laurier, vert bleuâtre du ruban dans les cheveux d’or et de la robe entière, vert blanchâtre de la robe sous une gaze qui la drape, rouge grenat du manteau qui apparaît çà et là, tons roussâtres de la fourrure par place, or rougi du sceptre.

Par l’extrême insistance du regard, par le mouvement très moderne des cheveux relevés sur la nuque et de toute la coiffure, par la fantaisie des accessoires, cette figure est une énigme. On lit bien, sur la pierre où elle s’appuie, ces mots : Quæ sacru ioanis capat saltando obtinuit, qui désignent le plus clairement possible Salomé. Mais si c’était vraiment une Salomé, pourquoi ce sceptre, ces lauriers, tous ces attributs de la gloire, et où est la tête de saint Jean-Baptiste ? Et si ce n’est pas Salomé, qui est-ce ? Quelle allégorie ? Quelle fantaisie historique ? On se sent en présence d’un portrait, et d’un portrait traité avec une liberté qu’un peintre de ce temps n’a pas en face d’une princesse. Ce sceptre n’est pas celui des rois… cette attitude et ce regard ne sont point ceux de la grande dame qui veut léguer un souvenir à ses enfans… À mesure qu’on le regarde, on éprouve que cette chose est la seule vivante ici. On comprend que c’est son magnétisme obscur qui nous a amenés, malgré nous, au cours