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les joyeux compagnons qui couraient, avec lui, les bals masqués ne pouvaient s’imaginer qu’il pensât à autre chose qu’à ses plaisirs. Ces natures trop riches ont toujours une dette secrète envers la Destinée, — par où leur vient leur ruine. Filippo Strozzi, trop sûr de sa supériorité, traitait les causes politiques en fantaisiste, comme ses amours : il ne s’attachait fermement à aucune et jouait, à tout propos, la difficulté.

Six ans après la lettre que nous venons de lire, le duc Alessandro étant mort assassiné, les sénateurs mirent sur le trône de Florence un jeune garçon de dix-sept ans, pauvre, timide, inexpérimenté, sans doute pour voir le visage qu’il y ferait paraître. La scène est représentée, en bronze, comme en une page de journal illustré, par Jean Bologne, sur le piédestal de Cosme Ier, au beau milieu de la Place de la Seigneurie, et tout le monde la connaîtrait si l’on n’était pas détourné de ce monument par les incommodités d’une station de fiacres. Mais ce jeune garçon tenant un bout du pouvoir, le tira à lui tout entier. Le visage qui parut sous son masque timide était d’un tyran. Il fallut le combattre… Malgré ce que lui avait dit Vettori, Filippo Strozzi n’était pas aussi propre « aux armes » qu’à « toute autre chose. » Il joua les destinées de sa patrie sur un seul coup de dés, à Montemurlo, près de Prato, sans même attendre d’avoir tout le jeu en mains. Battu, pris, et avec lui toute la noblesse florentine massée autour de lui, il fut ramené à Florence, et les exécutions commencèrent. Le Bargello retentit longtemps des cris des malheureux mis à la torture et des coups du bourreau qui les décapitait. Aucun des prisonniers de Montemurlo n’en sortit vivant. Cette cour fameuse où l’on voit aujourd’hui de jeunes ruskiniennes paisiblement occupées à couvrir leur bloc à aquarelles de moite colours et à se suggérer des « impressions, » fut peuplée de malheureux qui eussent bien souhaité devenir insensibles pour s’épargner les impressions atroces qui les assaillaient. Et la Justice qui surmonte la colonne de la place Santa Trinita, élevée en mémoire de la bataille de Montemurlo, symbolise la plus effroyable tuerie de toute la Renaissance.

Filippo Strozzi pouvait espérer un autre sort. On l’avait enfermé dans le fort Saint-Jean-Baptiste, maintenant fortezza del Basso, qui domine Florence, construit peu d’années auparavant, avec ses propres deniers, — d’où l’on voit que son vainqueur ne manquait pas d’un certain sens de l’ironie. Mais le