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Tullia s’inquiéta peu de savoir comment Varchi se tirerait du récit de l’assassinat de Filippo Strozzi, son ancien amant, par le duc Cosme, son souverain actuel. Les dieux avaient donné à cette femme le don précieux de l’oubli, par qui l’on est infidèle sans remords. Elle ne pensait plus qu’à une chose : la conquête par la plus belle femme du poète le plus illustre. Elle l’aborda par la littérature. Elle l’appelait : « Mon cher maître, patron mio caro, » lui demandait des conseils, lui envoyait des sonnets à corriger, s’accusait et s’excusait de l’importuner peut-être, décidait qu’elle était Phyllis et qu’il était Damon, le suppliait qu’il revînt à Florence. Tant qu’il la lut, il résista ; il succomba quand il la vit. « La conversation commencée en vers continua en prose, » dit fort bien M. Guido Biagi. Et il devint si parfaitement sa chose qu’il se mit à lui refaire ses sonnets, y compris ceux qu’elle destinait, sans aucun doute, à d’autres amans. Par lui, elle retrouva, à Florence, un peu de cette cour littéraire qu’elle avait rassemblée autour d’elle à Rome et à Ferrare. Ses ennemis l’appelèrent la « courtisane des académiciens » et ceux qui n’étaient pas tout à fait ses amis voyaient en elle l’académicienne des courtisanes. Mais la constance qu’elle mettait à maintenir sur ses traits le masque de la femme de lettres nous fait douter encore que ce fût un masque. Un de ses sonnets au moins, celui du Rossignol, qui se trouve dans toutes les anthologies, vaut qu’on le lise ; et cette femme, qui n’avait point assez de talent pour marquer sa place parmi les poètes, avait peut-être assez le goût du talent pour que sa carrière de courtisane ne fût qu’un moyen d’arriver jusqu’à eux.

Devant une figure originale comme est celle de Tullia, le mystère subsiste, tant qu’on n’a pas trouvé le nom exact qui lui convient : le mot qui donne la clef du caractère ou le filet de la définition qui en rassemble les élémens épars. Et on n’a pas trouvé ce mot, »peut-être parce qu’à son époque il n’existait pas. Quand une individualité surgit, tout à fait originale pour son temps, elle ne peut être définie que par son « nom propre : » c’est seulement lorsque le caractère de cette individualité lui devient commun avec beaucoup d’autres qu’elle peut être définie par un « nom commun. » Tullia d’Aragon était une « intellectuelle, » ayant le goût des idées ou au moins des hommes qui en avaient, dans un temps où, sauf les princesses qui tenaient une cour, nulle femme ne pouvait le satisfaire. Qu’elle fût avec cela