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une courtisane, ce n’est pas douteux, mais cela tenait au hasard de sa naissance, à la rigueur des temps et au respect des traditions maternelles. Elle vivait à une époque où une femme pauvre, sans famille, ne pouvait entrer dans l’Olympe de l’esprit que par sa beauté.

Ces nuances n’inquiétèrent pas les Huit de la Balia. D’après une loi promulguée par le duc Cosme, les courtisanes même les plus huppées devaient porter une couleur qui les désignât clairement, du plus loin qu’on les voyait. Cette couleur était du jaune sur la tête : une serviette ou un mouchoir, ou un voile quelconque qui eût une bordure d’or ou de toute autre matière de couleur jaune, large au moins d’un doigt et placée de telle sorte qu’elle fût très visible. Et elles ne devaient pas porter de vêtemens de soie, quels qu’ils fussent. Un beau jour, les Huit s’avisèrent que Tullia d’Aragon portait de la soie qu’elle n’avait pas le droit de porter, et qu’elle ne portait pas ce voile jaune auquel elle avait tous les droits. Ils l’en avertirent. La poétesse se retrouva stupéfaite, indignée, désespérée. Elle cria à la méprise, comme la chauve-souris de la fable : « Je suis poète, voyez mes ailes !… » Elle rassembla, pour se défendre, les sonnets fameux, signés d’elle, appela Varchi à son secours. La femme qui régnait alors sur Florence aux côtés du duc Cosme, la duchesse Eléonore de Tolède, aimait les lettres et de ses grandes mains blanches apaisait les colères de son mari. Tullia se tourna vers elle, lui envoya ses sonnets, se fit appuyer par les admirateurs de son talent. La duchesse vit derrière cette tête charmante le fond de verts lauriers peint par le Moretto ; elle parla en sa faveur au duc et, sur la pétition même, le duc Cosme écrivit : Fasseli gratia fer poetessa… Une fois encore, le masque de la poétesse avait dissimulé le visage de la courtisane.

Il ne se montra peut-être qu’à la mort. Revenue à Rome, ayant perdu sa mère et sa jeune sœur, seule, ruinée, vieillie, agonisante dans une misérable maison du Transtévère, la déesse païenne redevint une pauvre femme chrétienne, comme toutes ces gens de la Renaissance affublées de noms antiques par les poètes et de diploïs ou de calyptres par les peintres. Elle reçut les derniers sacremens avec infiniment de piété. Elle fit des legs minutieux et dévots, entre autres le legs imposé par Clément VII aux courtisanes en faveur des nonnes converties. Elle recommanda qu’il n’y eût à ses funérailles personne d’autre