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Elle lui avoua tout et il n’en fut rien. Montaigne, qui était à Florence en 1580, et assista à leur dîner au palais Pilti, fut surpris de voir la grande-duchesse occuper la place d’honneur au-dessus de son mari. « Elle semble bien, dit-il, avoir la suffisance d’avoir enjôlé le prince et de le tenir à sa dévotion longtemps. » Montaigne avait vu juste ; les neuf années qu’ils passèrent, ensemble furent aussi fidèles que les quatorze années passées sur deux plans très différens de la vie sociale. La mort seule désormais pouvait les séparer…

Elle ne les sépara pas. La « sorcière » avait dit, maintes fois, qu’entre le dernier soupir de son mari et le sien, il ne s’écoulerait pas des jours, mais seulement des heures. Une fois de plus, son pouvoir magique éclata. Un soir d’automne, à Poggio a Caiano, comme le grand-duc revenait de la chasse et s’attardait auprès d’un petit lac, il prit la fièvre tierce qui grandit vite dans ce corps usé et depuis longtemps empiré par d’épouvantables médecines qu’il se préparait lui-même. Vainement, il appela à son secours le bouc, le crocodile et le hérisson, dont il mêlait ingénument les substances pour se composer des remèdes. Au bout de peu de jours, il entra en agonie. Bianca, prise par les fièvres en même temps, ne pouvant être à son chevet et le soigner, dévorée d’inquiétude, envoyait incessamment vers lui. Le frère du grand-duc, Ferdinando, le cardinal, — celui que nous avons vu à l’âge de cinq ans, dans le portrait d’Eléonore de Tolède ; — était là. Brouillé depuis des années avec Francesco et Bianca, réconcilié avec eux depuis quelques jours seulement, héritier présomptif de son frère, il rôdait autour des chambres des malades, — malade lui-même d’impatience et de cupidité. Pellegrina, la fille de Bianca, dressait ses batteries pour arracher à sa mère, quand elle ne serait plus consciente, le legs d’une somme de 30 000 scudi qu’elle savait entre les mains du dépositaire des subsistances. L’archevêque de Florence et les autres dignitaires faisaient harnacher leurs mules et leurs litières, prêts à partir pour la ville, et à y porter la nouvelle de cette mort comme on apporte la nouvelle d’une victoire. Dans ce grand carré de pierres et d’arcades, qu’est la villa de Poggio a Caiano aujourd’hui si calme sous le soleil, et qui a recelé, depuis, tant de plaisans spectacles, se joua, par les chaudes journées de l’automne toscan 1587, une triple tragédie dont on ne saura sans doute jamais toute la bassesse et l’horreur.