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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/377

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En revanche, un autre peuple se prit d’amour pour elle. Le jour où il fut possible qu’elle devînt grande-duchesse de Toscane, Venise se souvint qu’elle était Vénitienne. Un décret suprême du Sénat la déclara « vraie et particulière fille de la République » en considération de ses « vertus distinguées. » Trois cent soixante cousins lui naquirent, du jour au lendemain, et se vêtirent de soie cramoisie en signe d’allégresse. On illumina les lagunes, on lui députa des ambassades magnifiques. On ratura sur les registres de l’Avvogaria tout ce qui avait trait à sa fuite et à sa condamnation. On ne rendit pas la vie à l’oncle Bonaventuri et aux gondoliers qu’on avait jadis torturés pou rieur apprendre à mieux surveiller les jeunes filles, mais son père étant encore là, on l’amena à Florence pour y voir couronner la fille qu’il avait jadis solennellement maudite et il en retira beaucoup d’honneur.

Il crut sa fille bien changée : l’était-elle si fort ? Cette femme, dont la carrière apparaît comme un prodige d’intrigue et d’ambitieuse industrie, ressemblait tout à fait à celle qui s’était sauvée de Venise avec un jouvenceau sans fortune et peut-être, en ce moment, ne songeait-elle guère plus au fastueux avenir ainsi retrouvé qu’elle n’avait jadis songé à l’avenir fastueux qu’elle abandonnait. Elle devenait une reine comme elle était devenue une paria : — par amour. Regardons tous les portraits qui ont été faits d’elle : nous n’y verrons jamais les attributs de la royauté. Ils figurent seulement sur une des médailles de Pastorino. Rien de solennel, si on la compare à tous ces portraits en pied de grands-ducs et de grandes-duchesses, qui s’échelonnent depuis les Uffizi jusqu’au palais Pitti et traversent l’Arno, en sombre file, comme une procession de spectres suspendus dans les airs. Cherchons dans les palais de Florence les traces de ses pas ; nous ne les trouverons guère, mais bien dans les modestes villas des Médicis, habitations fort simples alors qui entourent Florence comme Poggio a Caiano ; c’est qu’elle cachait son bonheur comme les ordinaires parvenues l’affichent. Personne ne joua moins à la souveraine. En possession de son mari, elle oublia tout le reste. Elle tenta, il est vrai, une substitution audacieuse, simula des grossesses et présenta, un jour, comme son fils, l’enfant d’une pauvre ouvrière de Florence. Mais ce fut pour la cour et la ville, et elle n’osa pas soutenir sa supercherie devant l’homme qu’elle aimait.