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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/387

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docteur Ménière ses désillusions : « Comme Mlle Rachel nous a trompées, Mme la duchesse de Broglie et moi ! Figurez-vous, docteur, qu’un soir, chez M. Lebrun, de l’Académie française, Mlle Rachel, dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de son succès, nous récita des vers de ses meilleurs rôles, et avec un talent merveilleux. Nous étions charmées, émues, si bien que nous voilà, la duchesse et moi, causant dans un coin du salon avec cette merveille. Si vous saviez quel charme elle mettait dans ses paroles ! « La carrière que je parcours est pleine de dangers, je le sais ; mais avec du courage on peut s’en tirer. J’espère que Dieu me protégera, car mon but est de soutenir ma famille, d’assurer l’avenir de mes parens et de mes sœurs[1] ! » De quel air elle nous disait tout cela ! Nous en pleurions d’attendrissement, nous l’encouragions à bien faire, à persévérer dans ses bons sentimens. Et le lendemain, quand je racontai cette scène si douce à un de nos amis, il se prit à rire aux éclats, se moqua de moi très ouvertement, et me raconta combien la perfide s’était agréablement moquée de nous. »

Musset mande à Mme Jaubert le souper qu’il fit chez Rachel, passage Véro-Dodal, en mai 1839 : la cuisinière absente et ayant emporté les clefs des armoires, l’actrice, en bonnet de nuit et robe de chambre, calcinant le rôti, improvisant un punch, égrenant les souvenirs des années où, modeste ménagère, elle cuisinait, blanchissait ses deux paires de bas, faisait sauter l’anse du panier pour acheter un Molière. Arsène Houssaye raconte un autre souper, mais celui-là vient de Chevet ; Rachel a son hôtel, et les convives improvisés s’appellent : M. Et Mme de Girardin, Jules Janin, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Albéric Second, Fiorentino, Jules Lecomte. Clésinger fait irruption vers la fin, s’aperçoit que tout est mangé, lance quelques lazzis, va souper ailleurs, — car il ne se nourrit pas de miettes de marbre, — et se venge en disant à Rachel, dont la maison, même dans l’opulence, gardait toujours un léger parfum de bohème : « Je vais faire de vous la Muse de la tragédie, et puis la Muse de la comédie et puis la Muse de l’amour ; par exemple, vous ne poserez pas pour la Muse de la gourmandise. » A l’un de ses

  1. Rachel mourut le 4 janvier 1858, âgée de trente-huit ans. D’après le docteur Ménière, elle laissait à peu près deux millions, l’un revenant à son père et à ses sœurs, l’autre à ses deux enfans ; elle léguait six mille livres de rente à sa sœur Sarah, mille à sa vieille femme de chambre. Sa devise sentimentale était un peu compliquée : « J’aime qu’on m’aime comme j’aime quand j’aime. »