dîners, on sert un superbe ananas, assez magnifique pour justifier le paradoxe du savant qui prétendit qu’Eve, dans le Paradis terrestre, avait été tentée par un ananas, non par une pomme. Et de l’admirer ; Ponsard s’empare de l’objet, le passe à son voisin qui enfonce brusquement son couteau, Rachel pousse un cri tragique, et Ponsard, se penchant vers son complice, murmure : « Mlle Rachel aurait-elle un ananas à la place du cœur ? » Elle avait vu, marchandé l’ananas le matin chez Chevet, et, le trouvant trop cher, elle l’avait pris en location jusqu’au lendemain.
Le dîner du dimanche était consacré à la famille et aux intimes. Un soir, après je ne sais quel plat savoureux, le cri de : Catherine ! retentit. Catherine se présente, la tête voilée par une serviette, on l’applaudit à tour de bras, elle salue profondément. Mais au second service, un des plats se trouve manqué. Nouveaux cris : Catherine ! Nouvelle entrée, cette fois la cuisinière est accueillie par une bordée de sifflets, Rachel en tête des siffleurs, — et s’enfuit piteusement. Quand la tragédienne invitait un intime à dîner, elle se servait volontiers d’une formule de ce genre : « A propos, si vous voulez venir dimanche mettre avec moi le bec dans l’auge, il y aura autre chose que du chènevis… »
Après les dîners donnés par Rachel, rappelons quelques dîners en l’honneur de Rachel. En voici un chez Morny : celui-ci la complimentant sur sa beauté, elle dit qu’elle avait commencé par être laide, mais qu’un jour son père l’ayant menée au Louvre, dans les salles de sculpture, elle avait compris qu’il était beau d’être beau, s’était mise à feuilleter des gravures d’après l’antique, et étudiée chaque jour de sa vie à n’être plus laide. « Dieu, c’est le grand maître à dessiner ; il a bien voulu me retoucher, les bosses de mon front sont tombées, mes cheveux l’ont voilé à l’antique, mes yeux se sont fendus, mon nez a repris la ligne droite, mes lèvres trop minces se sont arrondies, j’ai commandé à mes dents en désordre de se remettre en ligne… Et puis j’ai répandu sur tout cela je ne sais quel air d’intelligence que je n’ai pas. » Elle ajouta qu’elle n’avait pas voulu être belle pour un homme, mais pour l’amour de l’art. Heureusement, l’un n’empêche pas l’autre… De même pour cette explication mélancolique dans une crise de larmes : « Je pleure parce que je vis la vie des autres et non la mienne. »