Mérimée écrit à son inconnue le 3 janvier 1843 : « J’ai dîné avec Rachel il y a une dizaine de jours, chez un académicien. C’était pour lui présenter Béranger. Il y avait là quantité de grands hommes. Elle vint tard, et son entrée me déplut. Les hommes lui dirent tant de bêtises, et les femmes en firent tant, en la voyant, que je restai dans mon coin… Après le dîner, Béranger, avec sa bonne foi et son bon sens ordinaires, lui dit qu’elle avait tort de gaspiller son talent dans les salons, qu’il n’y avait pour elle qu’un véritable public, celui du Théâtre-Français, etc. Mlle Rachel parut approuver beaucoup la morale, et, pour montrer qu’elle en avait profité, joua le premier acte d’Esther. » Il fallait quelqu’un pour lui donner la réplique ; Mérimée refuse, Hugo s’excuse sur ses yeux, un troisième invoque un autre prétexte, le maître de maison se dévoue ; mais voilà qu’il laisse tomber ses lunettes et son livre, un domestique entre, on le congédie, la porte qu’il referme se met à grincer, et Rachel prend le parti de s’évanouir. Elle renaît, achève son acte, et part ; un de ses amis auquel on contait l’incident, remarqua : « Comme elle a dû jurer ce soir-là, en s’en allant ! »
C’est encore Armand de Pontmartin qui nous conduit, mais cette fois rue Saint-Benoit, chez M. François Buloz, directeur de la Revue et commissaire royal en 1847 près le Théâtre-Français. Au dîner, figurent Meyerbeer, Delacroix, Musset, Jules Janin, J.-J. Ampère, Mérimée, Alexis de Saint-Priest, Vitet, Rachel, Pontmartin, qui rédigeait ici même la critique littéraire et dramatique. Comme on félicitait Melpomène de ses deux dernières créations, Athalie et Cléopâtre, elle indiqua joliment pourquoi elle se sentait toute dépaysée dans une pièce nouvelle, et d’aplomb dans un rôle de Corneille et Racine. « Le langage d’Hermione, Phèdre, Camille, Pauline, est de convention, soit, mais sous ce langage il y a des sentimens, des passions d’une vérité humaine, immortelle ; ce sont des cordes muettes, non brisées. — C’est la différence entre le faux et l’idéal, appuya Ampère. — Justement, reprit-elle. Assurément, je ne puis pas me plaindre. La petite guitariste, chanteuse des rues et des cafés borgnes, est aujourd’hui princesse et reine dans l’empire de Melpomène. J’ai une liste civile (elle gagnait en moyenne 100 000 francs par an), des chambellans, des courtisans, des confidens et des confidentes, comme les héroïnes des tragédies classiques. Je donne des dîners, et je vois s’asseoir à ma table