l’amertume des insuccès immérités, les trahisons du sort, la terrible loi de l’offre excédant de plus en plus la demande, la concurrence impitoyable qui sacrifie, broie les humbles, les faibles, les vieillards ? Et si, pour son compte personnel, il sut être à la fois cigale et fourmi, s’il a mis de côté pour la saison d’hiver, comment ne compatirait-il pas aux camarades qui ont oublié que l’économie est une seconde récolte, ou bien auxquels la malchance, les charges de famille ont rendu impossible l’épargne ? Un jour, à Ferney, Voltaire poussait un terrible réquisitoire contre Jean-Jacques Rousseau. Un de ses hôtes, s’approchant de la fenêtre, feint l’étonnement : « C’est Rousseau, qui est là, dans la cour ! — Qu’il se présente, s’écrie Voltaire en se levant soudain ; je lui ouvre mes bras, ma bourse et ma maison ! » N’y a-t-il pas là un apologue, mieux encore, un symbole qui illumine les contradictions du cœur et de la volonté, le flux et le reflux des océans que tous les hommes portent en eux ? Oui, les comédiens ont les défauts inhérens à leur état, défauts agaçans parfois, parce qu’ils sont bruyans, répercutés par la renommée, rarement atténués par le tact et la modestie ; mais le culte de la solidarité, qui est la forme laïque de la charité, a toujours corrigé en eux les délires de la vanité. Loin de diminuer, ce sentiment se développe, se traduit par des œuvres qui honorent les créateurs, la profession, et notre époque.
Cette dynastie des Brohan (Jeanne et Marie Samary en font partie) rappelle les Poisson, les Quinault. Toutes les cinq ont l’esprit, le talent, le charme, presque toutes la beauté, la passion, et cet héritage-là en vaut bien un autre ; elles naissent femmes du monde, et ne plaisent pas moins dans leurs salons, au foyer, que sur la scène.
Etienne Arago définissait ainsi Suzanne : « De l’esprit dans la gaieté, de l’esprit dans la parole, de l’esprit dans le silence. » On pourrait ajouter : de l’esprit jusque dans la mélancolie. « Ce sont, disait-elle, les idées noires qui font les nuits blanches. » On lui parlait du mariage possible d’une jeune actrice avec un jeune poète : « Rassurez-vous, affirma Suzanne, M… n’est pas assez bête pour épouser un homme assez bête pour vouloir l’épouser. » Augustine et Madeleine ne refusèrent pas cet héritage intellectuel, en remplirent toutes les charges.