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démarche et l’allure impatiemment attendues, jusqu’au moment où, tout à coup, voici qu’un aimable petit visage de dimanche, tout fraîchement lavé, leur souriait sous les larges bords du nouveau chapeau de paille !

Et puis, un peu plus tard, venaient les familles. Quelques-unes s’avançaient en « formation large, » quelques-unes en « section de colonne, » et les hautes roues grinçantes des voitures d’enfant étincelaient au soleil, en avant de chacun de ces groupes, comme les insignes en tête des cohortes. Nulle part un camion, nulle part un tri-porteur : l’asphalte se déroulant à l’infini, tout long et tout clair, sans rien d’autre que l’innombrable pèlerinage de gens endimanchés, et puis, en pleine lumière, ces tramways qui se précipitaient l’un derrière l’autre, chacun d’eux rempli jusqu’au moindre recoin. Nulle part, non plus, une apparence d’ombrage. Tombant toute droite du Sud-Est, la lumière se répandait comme un large fleuve entre les blanches rangées des maisons, et c’est à peine si, dans les creux des fenêtres, s’apercevait quelque chose qui ressemblait un peu à des taches sombres, et c’est à peine si, sur le trottoir, tremblotait le reflet des premières feuilles vertes. Mais aussi personne ne se souciait-il d’avoir de l’ombre, et chacun se sentait-il trop heureux de pouvoir marcher dans cette lumière dont depuis si longtemps il était privé ! Et des créatures des deux pôles opposés, qui certes jusque-là n’avaient pu jamais rien avoir à se dire, se regardaient, ce jour-là, avec des yeux qui semblaient chargés d’expression ; et d’autres qui, cette fois encore, se croisaient dans la foule sans échanger un regard avaient du moins la sensation, au fond de leur cœur, que cet état d’indifférence réciproque n’allait pas se prolonger indéfiniment…

Et, tout à fait à l’arrière-plan, le voilà qui se tenait en personne, le Printemps, et qui contemplait son œuvre avec un sourire satisfait, et qui se frottait les mains et disait : « Hein ! comme j’ai encore bien arrangé tout cela, une fois de plus ! »

Et c’est lui aussi, le Printemps, qui en compagnie d’un rayon de soleil pénétrait gaîment dans le magasin du coiffeur Ziedorn, où notre ami Emile Kubinke était en train de s’affairer, en veste blanche, et à grands traits promenait la lame brillante de son rasoir sur les visages savonneux des cliens. Et le Printemps clignait de l’œil au jeune garçon qui s’impatientait, et lui murmurait à l’oreille : « Attends, attends seulement jusqu’à cet après-midi, Emile Kubinke, attends jusqu’à ce soir ! Tu verras, je serai encore là et ne t’oublierai pas ! »


Voilà, dira-t-on, une peinture étrangement inspirée de l’esprit et des procédés habituels de Dickens. Le fait est que le roman tout entier d’où je l’ai extraite ne pourrait manquer, pareillement, de frapper un lecteur français par la profonde ressemblance de son langage poétique avec celui qui nous a naguère ravis et touchés dans des œuvres comme Martin Chuzzlewit ou le Magasin d’Antiquités. Mais c’est que l’auteur de ces livres merveilleux, — ainsi que j’ai eu souvent déjà l’occasion de le signaler, — n’a jamais cessé d’être pour