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petit lac, d’abord, ils ont bu du café en écoutant des valses, et Kubinke a conduit la jeune fille en barque jusqu’à l’autre rive ; enfin les deux amis, après avoir longtemps erré par les sentiers du bois, se sont assis dans l’herbe sous un vieux frêne, à mi-côte, d’où leur regard contemple distraitement les reflets roses du soleil couchant sur l’eau verte du lac endormi à leurs pieds. Et soudain, « sous le poids de la douce tristesse que répandait en lui cette lumière expirante, » voici que le petit Emile Kubinke, « qui jusque-là avait traversé toute sa vie comme dans un tunnel, et n’avait entendu dans son âme que de vagues et confuses mélodies vite interrompues, » ce « misérable petit chien qui, jusque-là, avait sauté comme en rêve d’un jour à l’autre, parmi l’inquiète ténèbre de son existence, » voici que, tout à coup, « un voile lui tombe des yeux, lui laissant découvrir le cours entier de sa vie, tout son pauvre passé plein d’espoirs déçus et de cruels tourmens ! » Si bien que, en des paroles d’une éloquence imprévue et touchante, il évêque devant Pauline la longue série de ses souvenirs. Il lui raconte les souffrances de toute espèce qu’il a eu à subir au collège où son père, humble coiffeur de petite ville, s’est obstiné à l’envoyer, ayant résolu de faire de lui un homme de loi ou un professeur. Il lui raconte les joies merveilleuses que lui a procurées la possession d’un violon, dans la solitude de sa chambre, et combien aussi le consolaient parfois, les jours de vacances, ses entretiens secrets avec un vieux berger, infatigable à lui révéler les résultats de sa savante expérience des hommes et des choses. Puis c’est la mort soudaine de son père, l’obligation pour l’enfant de s’enfuir de la maison d’un tuteur qui le rudoie et l’affame, c’est son arrivée dans l’énorme ville, et les étapes douloureuses de sa lutte contre le froid et la faim.


Le plus souvent, dans cette chasse éternelle, j’ai pu trouver du travail et gagner quelque argent : mais il y a eu aussi des périodes où, durant des semaines, j’ai dû courir d’un patron à l’autre sans rien obtenir, ou bien accepter des places pitoyables, simplement pour avoir de quoi m’acheter du pain. Et si vous saviez tout ce que j’ai vu autour de moi, en fait de misère et de désespoir ! Pour ma part, du moins, j’ai presque toujours eu de quoi manger, et j’ai même fini par mettre quelques sous de côté, ces années dernières ; mais l’impression d’angoisse effrayée que j’ai éprouvée dès le premier jour en face de cet énorme et monstrueux Berlin, figurez-vous qu’elle ne m’a point quitté une seule minute, et demeure tout aussi vive en moi que ce matin d’hiver où, mon sac à la main, je suis descendu sur le quai de la gare ! La nuit, surtout, dans les chambres où le froid m’empêchait de dormir, je me suis répété cent fois les mots du vieux