du bel esprit, c’est de la bagatelle et du badinage littéraires que cette marquise « à frisures » a vraiment et heureusement retiré ce grand homme. Si même, passionnée qu’elle était de mathématiques et de physique, élève distinguée de Clairaut, de Maupertuis, de Kœnig, sans enlever Voltaire au théâtre ni le détourner de la littérature, elle lui fit appliquer à des études plus solides une intelligence dont la vivacité ne risquait point d’y émousser sa pointe, un tel reproche, à peine digne d’un La Harpe ou d’un Marmontel, serait plutôt à nos yeux un éloge.. Et quand enfin on fait réflexion que Voltaire, ayant alors passé la quarantaine, était, si l’on peut ainsi dire, dans l’âge critique des écrivains, dans ce temps de leur vie où la direction qu’ils prennent va décider de leur talent et de leur gloire, on est tenté de dire qu’il importe assez peu que la belle Emilie ait eu le nez pointu, la bouche plate et les dents clairsemées. C’était l’affaire de Voltaire, cela, c’était celle de Clairaut, c’était celle de Saint-Lambert. Mais la nôtre est de dire qu’avide, si l’on veut, d’une célébrité que les Institutions physiques ou les Principes de Newton n’eussent point suffi pour lui assurer, Mme du Châtelet ne prit point, — sauf l’honneur du marquis son mari, — de si mauvais moyens d’y parvenir, ni si répréhensibles. Son influence, qui fut grande, a été bienfaisante sur Voltaire ; et la postérité, sans un peu d’ingratitude ou d’injustice, ne saurait être plus sévère à sa « célèbre amie » que Voltaire lui-même.
On employa les premiers mois à s’installer dans une grande bâtisse dont le délabrement témoignait de l’honnête misère des du Châtelet ; et, pour en faire à son « idole » un temple digne d’elle, Voltaire, s’il faut encore en croire Mme de Graffigny, ne lésina point sur les frais. Sculptures et tentures, cadres et glaces d’argent, plafonds peints et vernis par un élève du célèbre Martin, toiles de Watteau, de Pater ou de Lancret, rien n’y fut épargné. Voltaire aimait l’argent, mais il savait le dépenser, il s’entendait à bien vivre, et, plus aristocrate encore dans ses goûts que dans ses écrits, il était de ceux, comme disait naïvement un autre grand homme, « qui eussent perdu plus de la moitié de leur esprit, s’ils eussent été à l’étroit dans leur domestique. » Ayant ainsi réglé les choses, et rendu Cirey habitable, on se mit des deux parts au travail : Mme du Châtelet à ses Institutions physiques, et l’hôte généreux du logis à ses Elémens de la philosophie de Newton.