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l’idée traditionnelle de la supériorité d’un roi de France sur un électeur de Brandebourg. Frédéric, à ses yeux, n’était qu’un barbare, un Teuton ou un Borusse, auquel d’ailleurs il savait gré d’aimer les lettres, les arts de France, et en particulier les vers de l’auteur d’Œdipe et de La Henriade, mais tout de même un barbare, qui devait s’estimer trop heureux de posséder à sa cour, si c’en était une, le maître du beau langage et des élégances de l’esprit. Joignez à cela l’orgueil et la vanité propres à l’homme de lettres, qui, comme il ne voit pas de plus noble exercice que celui d’écrire et de penser, ne s’incline jamais qu’en grimaçant devant les autres puissances, les subit sans les reconnaître, et ne le leur dit point, mais ne peut s’empêcher de le leur faire sentir. Comment Voltaire s’était-il flatté que Frédéric lui passerait ce genre de revanche ? ou qu’il ne démêlerait pas dans ses respects affectés cette nuance de mépris protecteur ? Mais Frédéric, de son côté, ne connaissait pas entièrement Voltaire, et le prenant pour un d’Arnaud, pour un d’Argens, pour un La Mettrie, pour un Maupertuis supérieur, il l’avait cru facile à vivre, souple et plat courtisan comme eux. C’était une autre sorte d’homme. En réalité, personne au monde n’a fait dire à Voltaire ce que Voltaire ne voulait pas dire, personne au monde n’a pu retenir la liberté de sa plume, encore moins celle de sa conversation, et, ce qui l’honorerait encore davantage, s’il les avait quelquefois mieux choisis, il y a de certains points sur lesquels personne au monde ne l’a fait céder ni transiger… qu’après coup. A ses dépens, aux dépens de sa fortune et de sa sécurité, quitte ensuite à s’envelopper de dénégations ou de flatteries, il a toujours fallu que Voltaire vengeât sans mesure les intérêts de son goût littéraire, de son amour-propre, de ses idées offensées. Frédéric lui-même n’allait pas tarder à s’en apercevoir, et dans cet homme qu’il avait espéré si maniable, si ployable en tous sens, si complaisant à tous les caprices d’un maître, il n’allait pas tarder à trouver des résistances auxquelles, depuis dix ans maintenant qu’il régnait, ses convives des soupers de Potsdam, ses académiciens, ses « conseillers privés » et ses généraux ne l’avaient point habitué.

D’autres motifs, plus apparens, intervinrent pour brouiller ces deux grands amis. Le roi, qui était économe, lésina sur les frais ; il mesura parcimonieusement au nouveau chambellan le