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sucre et la chandelle ; il rabattit, avec une ironie volontiers insultante, cet amour-propre universel ; il le réduisit durement à ses attributions de « maître à écrire » et de bel esprit ou de bouffon de cour ; il l’inquiéta sur le caractère même et la suite de leurs rapports, en disant, en laissant ou en faisant répéter que « quand on a sucé l’orange, on en jette l’écorce. » Voltaire, qui était avide, s’engagea dans de laides affaires, y compromit son titre et le nom du roi, soutint contre un juif un procès scandaleux ; il importuna Frédéric de ses démêlés particuliers avec d’Arnaud, qu’il lui fît chasser, avec Fréron, qu’il l’empêcha de prendre pour correspondant, avec La Beaumelle, avec les libraires de Francfort ; il se mêla de politique ; il « cabala, » il « intrigua, » il mit le trouble « dans une maison, ce sont les expressions du roi, qui avait été en paix jusqu’à son arrivée. » Mais, comme on le voit assez par quelques-uns de ces détails eux-mêmes, c’était au fond qu’on ne pouvait s’accorder, et que les deux dignités ou les deux vanités rivales se faisaient un nouveau grief de chacune des concessions qu’elles avaient l’air de se consentir. Voltaire voulait, pour la seule raison qu’il était Voltaire, qu’on lui permît des incartades uniques, et, traitant avec lui de puissance à puissance, qu’on l’exceptât non seulement des lois, mais des convenances, que l’on lui conférât pour ainsi dire en Prusse un privilège d’exterritorialité. Frédéric, avec son génie dominateur et absolu, n’admettait pas qu’un chambellan se distinguât d’un autre, que l’on prétendît continuer à la cour, publiquement, — car pourquoi pas aussi à la parade ? — la pétulante, l’irrespectueuse familiarité du tête-à-tête, et que l’on donnât enfin, dans cette grande caserne qu’était son royaume, l’exemple de sortir du rang. Une querelle presque insignifiante, en leur faisant passer à tous deux les bornes où ils s’étaient contenus jusqu’alors, allait précipiter la rupture de cette inégale et querelleuse amitié.

Parmi les Français établis à Berlin, et dont Voltaire jalousait, non pas peut-être la situation, mais les privautés qu’il voulait seul avoir auprès du roi, se trouvait le président de l’Académie des sciences, Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, « natif de Saint-Malo. » Il ne manquait ni de mérite, ni de monde ; il avait moins d’esprit et de modestie. Voltaire, qui le connaissait de longue date, pour s’être jadis initié sous lui au newtonianisme, l’avait revu d’abord avec plaisir, mais bientôt