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cour de Versailles, Voltaire et Frédéric n’eussent traité sur le pied d’égalité ou de réciprocité. Le même roi, dont la politique et la guerre venaient de faire, en dix ans, d’un ancien client de la France ou de l’Autriche, leur rival redouté, avait publiquement reconnu, dans la personne de Voltaire, et non seulement reconnu, mais courtisé le pouvoir nouveau de l’esprit. C’est ce que Voltaire comprit admirablement, que, grâce à Frédéric, un rôle inespéré s’offrait à l’homme de lettres, celui de maître de l’opinion et que, pour s’en emparer, il n’avait, lui Voltaire, qu’à continuer d’être lui-même. Si maintenant on ajoute à cela que dans presque toutes les luttes qu’il avait entreprises, dont il n’avait encore osé pousser aucune à fond, il se sentait assuré de trouver toujours un appui ou un encouragement à Berlin, on achèvera de comprendre qu’en s’éloignant de Frédéric, il n’ait pas pu s’en détacher, et encore moins le haïr. Ils avaient tous les deux trop de haines ou de mépris communs, et sur les rares articles où ils ne s’entendaient point, ils n’avaient, pour les accorder dans le silence, qu’à vivre éloignés l’un de l’autre.

On ne saurait d’ailleurs s’expliquer autrement qu’après avoir, pendant trois ans, dévoré plus d’affronts à la cour de Prusse qu’en vingt ans à la cour de France, il ait continué jusqu’à son dernier jour d’opposer non seulement le génie de Frédéric à la majestueuse nullité de Louis XV, mais la « liberté » de Potsdam à la servitude de Versailles. Car c’est bien en cela que l’on le peut accuser à bon droit d’avoir manqué de patriotisme, quand, aux dépens des Welches, il a célébré le « libéralisme » et la a philosophie » d’un Frédéric d’abord et plus tard d’une Catherine II, les plus autocrates, les plus absolus, et au besoin les plus cruels de l’Europe du XVIIIe siècle. Il savait cependant comment on entendait à Berlin la liberté d’écrire, et le cas que l’on faisait à Saint-Pétersbourg des droits de la pensée. Mais dès qu’il s’agissait d’attaquer Rome et le « fanatisme, » il était sûr d’avoir avec lui, pour l’applaudir et pour l’encourager, le prince protestant et l’impératrice « orthodoxe, » et la seule liberté qu’il considérât comme essentielle, après celle d’insulter des ennemis, c’était celle de bafouer l’Inquisition et la Papauté. Peut-être aussi, croyait-il, en discréditant avec la religion le gouvernement de son pays que, s’il favorisait les jeunes ambitions de la Prusse et de la Russie, il servait, en préparant l’avènement de la