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premier principe, « chercher le plus grand bonheur du plus grand nombre, » est profondément sentimental, par son second principe, par son principe d’application, « chacun laissé juge de son propre bonheur et laissé libre de le chercher, » il est une doctrine dure ; il dit à l’homme : « Marche ! » et il ne le prend pas par la main ; il devient même une doctrine de combat, puisque, lançant en avant les activités, il ne peut pas faire qu’elles ne se heurtent pas et que les plus fortes ne refoulent et n’écrasent pas les moindres : le benthamisme aboutit au struggle for life ; et c’est contre le struggle que la sentimentalité proteste et qu’elle s’indigne. Voilà un ennemi ou, au moins, un adversaire du libéralisme.

Tous les partisans des pouvoirs forts, depuis les royalistes jusqu’aux socialistes s’appuient sur le sentimentalisme, sur l’humanitarisme et font remarquer avec douceur ou avec violence que la liberté, dépouillée des phrases dont on l’entoure, n’est qu’un privilège, c’est à savoir le privilège des forts et qu’en définitive la liberté est un permis d’assassiner. Ils sont tous très forts sur ce terrain-là et ils nous ébranleraient certainement, car nous ne sommes pas cœurs de caillou, si nous ne savions que tous les despotismes, aussi, sont des permis de faire mourir de faim et, de plus, que les despotismes sont moins souples que la liberté et ne se prêtent pas, comme elle s’y prête, à se guérir eux-mêmes de leur vertu meurtrière et ne trouvent pas en eux-mêmes les moyens de devenir inoffensifs et innocens.

Toujours est-il, sans entrer dans la didactique, qu’en fait, la sensibilité, excitée du reste et émue par les conclusions libérales insensibles, par les cruautés libérales, si je puis m’exprimer ainsi, d’un Herbert Spencer ou de tel autre, amené le combat contre le benthamisme, non sans avantages.

Et de l’autre côté, quelque chose de très insensible, au contraire, l’esprit historique, battait en brèche le benthamisme. Voici comment. « Celui qui se livre aux recherches historiques n’a, comme tel, aucune raison pour détester un abus. » Cet abus était nécessaire puisqu’il était l’effet inévitable de causes inévitables elles-mêmes ; ce qui a été est justifié ainsi par ceci même qu’il était ; le droit à être est dans le fait même d’être ; ce qui a tort, c’est ce qui n’a pas pu réussir à exister.

Cet état d’esprit, absolvant tous les abus passés, conduit très