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Ne ménageons pas l’admiration à Frédéric. Il a violé les traités et le droit des gens : qui s’est agrandi en les respectant ? Mais quel souverain a eu une vie plus sérieuse et, malgré ses sarcasmes des momens de repos, plus haute, aussi véritablement vouée au bien et à la justice ? « Également remarquable par l’audace de sa pensée, la sagacité de son esprit, l’énergie de sa prudence et la fermeté de son caractère, on ne sait qu’admirer le plus de ses talens variés, de son profond jugement ou de sa grande âme. Brillant de toutes les qualités physiques et morales, fort comme la volonté, beau comme le génie, actif jusqu’au prodige, il perfectionna, compléta tous ces avantages et ne fut pas moins éminemment son propre ouvrage que celui de la nature ; très facile, il se rendit sévère ; absolu jusqu’à la plus redoutable impatience, il fut tolérant jusqu’à la longanimité ; vif, ardent, impétueux, il se fit calme, modéré, réfléchi[1]. » N’eût-il jamais gagné de bataille, il serait un grand homme. Comme chef d’armée il a excellé dans les plus hautes parties de l’art. Certaines de ses batailles, comme celle de Leuthen, sont des prodiges de génie ; ses fautes mêmes l’ont élevé, car elles l’ont montré moralement supérieur quand il n’avait pu l’être stratégiquement. Pendant la guerre de Sept ans, il a donné un spectacle sublime à la postérité, alors que, traqué comme une bête fauve, coupé de sa capitale, ayant à ses pieds une famille éplorée qui le suppliait de demander grâce, ses troupes décimées et démoralisées, ses sujets épuisés, ses combinaisons déjouées, sa santé atteinte, il demeura entier, inflexible, confiant, regardant d’un regard imperturbable le destin contraire et le domptant par son indomptable énergie. Après avoir fait de grandes choses, il les a racontées dans de beaux récits pleins de sève et d’originalité.

Cependant Napoléon le dépasse sous tous les rapports, comme homme, comme législateur, comme écrivain. Lui aussi nous a laissé des récits de ce qu’il avait fait. Ces récits, souvent dignes de Tacite et de César, ont un relief, une sobriété pénétrante, une sérénité lumineuse que n’ont pas ceux de Frédéric. Ils ajoutent à la supériorité du capitaine l’art saisissant avec lequel il se raconte. Frédéric a trouvé dans son berceau la toute-puissance de chef d’Etat qui lui permit de suivre son génie sans

  1. Mirabeau, de la Monarchie prussienne.