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entraves ; Napoléon a dû s’élever de petit officier au rang de souverain maître des hommes et des choses. Pour ne comparer que les généraux, Frédéric s’est montré sur un théâtre limité, circonscrit, connu ; les champs de bataille de Napoléon ont été l’Europe entière, l’Afrique et l’Asie. Frédéric a appris l’art militaire par ses fautes, comme il l’a raconté lui-même ; Napoléon l’a toujours su, et dès son début il est apparu comme la divinité même de la guerre : sa première campagne est son chef-d’œuvre. Il est telle bataille comme celles de Molwitz et de Torgau où Frédéric n’a montré aucun talent ; il n’en est aucune de Napoléon dans laquelle on ne reconnaisse le maître souverain. À la fin de sa carrière, Frédéric, comme César, était devenu circonspect ; il hésitait à affronter les hasards ; au contraire, l’ardeur de Napoléon, semblable en cela à Turenne, s’était accrue avec l’expérience, et ses dernières campagnes sont les plus audacieuses.

On estimait que la présence de Napoléon à l’armée comptait pour cinquante mille hommes. « Je vaux dix fois mieux, disait Davout, quand je le sens auprès de moi. » En 1814, pour faire croire à sa présence sur la ligne lorsqu’il était absent, on faisait crier dans les rangs : Vive l’Empereur ! L’odieux Moreau, consulté par les chefs de la coalition sur les meilleurs moyens à employer contre lui, répondit : « Le combattre partout où il n’est pas. » Dans son vaste cerveau trouvaient place côte à côte, sans se gêner, les hautes combinaisons et les sollicitudes minutieuses. Du même regard il embrassait l’Europe et chacun de ses bataillons. Il n’y avait rien qu’il ne pût faire par lui-même : il savait combien de temps il fallait à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour construire un affût, à un armurier pour construire un fusil[1]. Ses plans étaient aussi méthodiques qu’impétueux. Qui a su autant que lui fanatiser le soldat et redoubler l’énergie de son cœur ? Il les appelait ses enfans ; le soin des blessés était la plus instante de ses occupations après la bataille. Aussi, fussent-ils dans la boue, sous la neige, sans pain, à sa vue ils oubliaient toutes leurs souffrances.

D’éminens généraux n’ont valu que d’une certaine manière : Masséna dans les affaires d’avant-garde, Davout dans le fort de l’action, Gouvion Saint-Cyr dans les chocs qui en amenaient la

  1. Arthur Lévy, — Napoléon intime. Ce livre intéressant est à lire tout entier.