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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/753

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grande confiance. » Dans une audience qu’il accorda au maréchal Randon à propos du gouvernement de l’Algérie, le maréchal lui dit : « Depuis 1812, j’ai une revanche à prendre sur les Prussiens ; je regrette amèrement de n’être plus en état de participer aux fatigues d’une campagne, je suis obligé d’avouer que mon âge et mes infirmités me défendent pareille ambition. » Alors l’Empereur, lui prenant les mains, s’écria tristement d’un ton accablé : « C’est comme moi, mon cher maréchal, moi aussi, je suis bien vieux pour une pareille campagne, et je ne suis pas valide du tout. » En effet, sa santé était lamentable. Lui, autrefois si bon cavalier, restait des six mois sans monter à cheval et, sauf en quelques momens de répit, ne pouvait s’y tenir qu’avec d’atroces souffrances. Sée, apprenant que l’Empereur prenait le commandement, s’écria : « C’est abominable de mettre un homme dans un pareil état à la tête d’une armée ! » Le général Fleury un matin qu’il sortait des Tuileries s’écria : « Quand je pense que certaines personnes persistent à croire que l’Empereur désire la guerre !… S’ils savaient ce que je sais, ils comprendraient combien ce bruit est absurde[1]. »

Donner à l’armée un tel chef, c’était, en réalité, ne lui en donner aucun, et la livrer d’avance en proie, quelque prête qu’elle fût, à un ennemi vigoureusement commandé. Conçoit-on un Napoléon à la tête d’une armée qui brûlait de prendre l’offensive, hors d’état de parcourir son front à cheval, d’aller reconnaître le terrain, de courir dans la bataille aux endroits menacés, obligé de rester accroupi dans une chambre auprès du feu, n’apercevant rien de ses yeux, et ne pouvant se mouvoir qu’au prix d’efforts presque héroïques ? Nous n’avions aucun moyen de nous opposer à cette aberration. En dehors du Conseil, nous ne voyions l’Empereur que seul dans son cabinet ou aux réceptions officielles et jamais dans son intérieur intime de cour ; on nous y considérait comme des ennemis envers lesquels on gardait à peine les formes de la politesse et avec qui on n’avait aucune confidence. Nous ne soupçonnions pas le déclin de sa santé ; nous le savions frileux, car souvent il se levait, au milieu de nos délibérations, pour jeter une bûche au feu. Deux ou trois fois, il n’avait pu nous présider, et, à l’occasion du plébiscite, une conférence entre Rouher et moi étant urgente, elle

  1. Général Faverot de Kerbrech.