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avait eu lieu au pied de son lit. Mais tout cela nous était présenté comme des accidens passagers dus surtout à des rhumatismes.

On a prétendu que nous aurions dû être avertis par une scène pénible qui se serait passée dans le Conseil, le soir du 14 juillet. L’Empereur, lisant un discours qu’il avait préparé en faveur de la paix, se serait trouvé mal, aurait été contraint de sortir et ne serait rentré qu’au bout de trois quarts d’heure, souffrant toujours. Ce récit est entièrement imaginaire. L’Empereur ne lut aucun discours pacifique ni belliqueux dans le Conseil du 14 au soir et il ne sortit pas un instant de la salle des délibérations. Pas plus à ce moment que précédemment, aucun avertissement ne suscita nos alarmes[1]. Hors d’état de nous renseigner nous-mêmes, nous avions interrogé Le Bœuf qui, lui, était de la maison. Il se rendit auprès de l’Impératrice et lui demanda si la santé de l’Empereur lui permettait de faire la guerre. « Certainement, avait-elle répondu ; surtout par la chaleur ; en hiver, le froid ferait revenir ses douleurs, mais, dans cette saison, il peut très bien commander. » Le Bœuf nous avait rapporté cette assurance.

On a souvent dit que si nous avions été instruits de l’impossibilité physique où se trouvait l’Empereur de conduire une armée, nous eussions empêché la guerre. Cette opinion suppose que la guerre a été un acte de notre volonté et que nous pouvions à notre gré la faire ou ne pas la faire. S’il en eût été ainsi, nous ne l’eussions pas faite, même si l’Empereur eût été bien portant. La guerre s’imposait à nous comme une fatalité inéluctable : nous eussions dû la faire si la candidature Hohenzollern avait été maintenue ; ne serions-nous pas tombés dans le mépris universel et dans l’impossibilité de vivre si nous n’avions pas rendu le soufflet retentissant que Bismarck avait asséné sur la joue de la France ? La guerre eût donc eu lieu même si l’on nous avait instruits de l’infirmité de l’Empereur.

  1. On a emprunté cette fable à une note inédite du sénateur Grivart qui la tenait de Mac Mahon, qui la tenait de Pienne, chambellan de l’Impératrice, Lequel de ces trois personnages, dont aucun n’a assisté à la scène, a-t-il altéré ou mal compris la vérité, je l’ignore ; mais moi qui étais présent, j’affirme que le récit ainsi transmis de bouche en bouche est faux, surtout quand on y ajoute, ce qui devient simplement grotesque, que l’Impératrice aurait profité de la défaillance de son mari, dont elle ne se serait pas inquiétée, pour convertir à la guerre les ministres qui jusque-là avaient été pacifiques.